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d’émigrés que l’insurrection musulmane a chassés de leur pays. Des villages entiers sont peuplés de ces malheureux, qui semblent ne se résigner qu’avec peine à féconder un sol étranger. La marche devient plus pénible à mesure que nous nous élevons sur des sommets plus escarpés. Parvenus à 1,200 mètres au-dessus du niveau de la mer, nous ne rencontrons plus que des sauvages, et c’est à eux que nous demandons l’abri du soir. Ils n’ont point de sala pour les voyageurs ; il faut se contenter d’une étable mal couverte où nous sommes envahis par des myriades de puces. Le sommeil, dont de rudes fatigues nous font un si impérieux besoin, ne peut triompher de ces imperceptibles ennemis. C’était la première fois que nous avions à souffrir d’un pareil inconvénient, et nous reconnaissions à ce signe que la nation justement réputée la plus sale de l’univers ne pouvait être fort éloignée. Nous avions quelque peine, dans ces petits villages, à organiser nos transports ; encore fallut-il plusieurs fois admettre au nombre des porteurs des enfans et des femmes. Les hommes les plus vigoureux s’emparaient des colis les moins lourds, tandis que leurs femmes, ployant sous le faix, se passaient sur le front une lanière fixée aux plus pesans fardeaux, et marchaient comme des bœufs chargés d’un joug accablant. Peu à peu les traits qui caractérisent le Laos s’effacent dans les usages, dans les costumes et dans l’architecture. La langue se modifie et se fond dans une autre langue. Les habitans de cette zone intermédiaire ne sont, à vrai dire, ni Laotiens ni Chinois ; ils mêlent dans leur langage les deux idiomes, et l’on distingue sur leurs visages des traits empruntés aux grandes races voisines. Au point de vue du langage, on passe, à partir de Luang-Praban surtout, par une succession de nuances qui ne semblent pas constituer des langues différentes, mais plutôt des dialectes spéciaux. Entre le premier et le dernier anneau de la chaîne, la distance paraît considérable ; mais on reçoit une tout autre impression si l’on vient à considérer les séries intermédiaires.

Les cultures se multiplient sur les montagnes ; les maisons sont petites, construites en torchis, et reposent sur le sol et non plus, comme au Laos, sur des poteaux. La porte étroite est ornée de bandes de papier rouge sur lesquelles les hiéroglyphes chinois, tracés à l’encre noire, invitent les mauvais génies à se tenir à l’écart ou rappellent au passant quelques belles maximes du moraliste Confucius. Ces villages, assis sur un mamelon ou cachés dans un pli de terrain, sont pittoresques. Nous nous y arrêtons deux fois par joui*, et jusque dans les plus pauvres nous trouvons une table et des bancs, meubles précieux presque ignorés au Laos. Le sol des ruelles, les animaux, les hommes, tout semble enduit de boue