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engouement qu’excitent chez nos désœuvrés les craquelés chinois. — Dans une pièce séparée du trône par des lances dont les hampes forment une sorte de grille d’argent, j’ai remarqué un amas de dents d’éléphans.

Notre royal ami semblait très disposé à se servir de son peuple pour se rendre la vie agréable. Il le porterait volontiers sur son dos comme les gentilshommes leurs forêts et leurs moulins au camp du Drap d’or. Nous l’avons vu cinq fois, et toujours dans un costume nouveau. Il a passé toute une journée chez nous, insistant pour tout voir. Prenant pour but, à l’insu de la victime, la figure d’un gros mandarin, il a fallu faire fonctionner un irrigateur devant sa majesté, qui n’a pu résister au désir d’emporter cet instrument, où elle voulait mettre de l’eau de senteur. Le roi nous a montré en revanche divers échantillons de minerai de fer qui paraissent être riches ; il nous a même confidentiellement fait savoir qu’il y a de l’or dans ses domaines ; mais il n’osa pas nous faire conduire au gisement. Il est obligé de déclarer au mandarin birman tous les gisemens découverts, de même que tout habitant de son royaume est contraint de lui révéler à lui-même les trouvailles de cette nature. « Il faudrait, nous dit-il, sur des indications précises, vous rendre sur les lieux et avoir l’air de mettre vous-même, et comme par hasard, la main sur le trésor. » Le temps nous manquait pour une pareille recherche. C’était notre malheur d’être forcés de séjourner dans des lieux sans ressources, au milieu de gens hostiles, et de ne faire que passer là où les renseignemens de toute nature venaient s’offrir d’eux-mêmes. A cela il n’y avait pas de remède, car nous n’avions pas de passeports ; il dépendait du dernier des mandarins de nous retenir chez lui, et M. de Lagrée voulait être hors du territoire de Sien-Tong avant que le mandarin birman qui réside auprès du roi eût reçu les ordres qu’il avait fait prendre secrètement à Ava. Il fallut donc résister aux amicales instances du jeune souverain de Muong-You, qui voulait jouir plus longtemps de notre présence. Trouvant M. de Lagrée inébranlable dans sa résolution, il se mit complètement à notre service, nous fit précéder par des porteurs de bagage, tandis qu’il donnait des ordres pour nous préparer des barques. Le courant du Nam-Loï nous emporta. Cette rivière, plus large que la Seine et sinueuse comme elle, coule d’abord dans la plaine de Muong-You ; sur ses bords, de jolies maisons se groupent à l’ombre de plantations d’aréquiers ; elle entre bientôt dans une région accidentée, et des montagnes escarpées la resserrent. La pluie a presque complètement cessé ; il reste encore cependant assez d’humidité dans l’air pour adoucir l’éclat de la lumière et pour jeter sur le paysage comme un voile transparent sous lequel les