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population de la ville est assez considérable pour donner lieu à un marché quotidien dans lequel on abat cinq bœufs et un grand nombre de porcs. — Les habitans de cette région commencent à répudier le titre de Laotien ; ils se donnent le nom de Kugn, et appellent Sien-Tong Muong-Kugn. Les cartes anciennes ne connaissent que celui de Kemalatain. La multiplicité des noms différens imposés à la même localité par les races qui y ont successivement acquis une prépondérance, même passagère, n’est pas une des moindres difficultés que rencontrera l’historien futur de ces contrées. Les Kugns ont la peau plus blanche que les Birmans descendans directs des Hindous, mais comme eux ils se couvrent la partie inférieure du corps de desseins indélébiles et qui ne sont pas sans art. Quelle est l’origine de ce tatouage ? A-t-il été emprunté par les Laotiens du nord aux autochthones qu’ils sont venus supplanter ? Les Birmans eux-mêmes ont-ils adopté un usage qui aurait été, à une époque reculée, en vigueur chez les sauvages, bien qu’il soit aujourd’hui à peu près abandonné par ceux-ci ? Cela paraît peu vraisemblable. En ce qui concerne les Birmans, la tradition n’est pas silencieuse, elle explique le tatouage d’une façon qui a du moins le mérite d’être piquante. Un de leurs rois, alarmé, dit-on, des conséquences qu’entraînait la corruption des mœurs, ordonna aux hommes de s’enlaidir, aux femmes de ne pas dérober leurs charmes à la vue, afin d’attirer sur elles les désirs dévoyés de ses sujets. M. de Lagrée s’est arrêté dans plusieurs villages habités par ces hommes que les Kugns appellent sauvages, bien qu’ils soient aussi civilisés qu’eux-mêmes. Ils ont de vastes maisons bien construites, en général palissadées, des marchés, des pagodes. Il n’ignorent pas plus l’agriculture que le commerce ou l’industrie, et semblables aux Romains qui, s’étant emparés d’une galère carthaginoise, se taillèrent une flotte sur ce patron, ils fabriquent eux-mêmes d’excellens fusils à pierre d’après les modèles européens.

Nous avons trouvé coiffé de la couronne de Muong-You le frère cadet de ce roi de Sien-Tong qui s’est montré pour nous si plein de bienveillance. Le lendemain de l’arrivée du chef de l’expédition, nous commençâmes nos visites officielles. On nous conduisit d’abord chez le frère du roi, qui montre avec complaisance sa main fine et blanche. Il tenait son éventail avec autant de coquetterie qu’une jolie femme son livre d’heures à la messe de midi. Il était entouré de seigneurs enveloppés de longs peignoirs blancs et les reins ceints,. suivant la mode birmane, d’une longue pièce de soie aux couleurs voyantes ; ces courtisans étaient graves comme des sénateurs romains. Avec le frère du roi, évitant de causer d’affaires, nous nous bornâmes à échanger quelques paroles courtoises ; de là nous