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d’un prince indigène. Une lettre de M. de Lagrée nous donnant rendez-vous à Muong-You, nous quittâmes avec joie la case humide où nous étions demeurés trente jours, respirant la fièvre avec la brise empoisonnée qui passait sur les marais. Le mandarin birman nous remit deux lettres de recommandation, gravées au couteau sur des bambous, l’une adressée à son collègue de Muong-You, l’autre destinée au chef du village de Bau-Tap : dans ce village est établie une douane dont le but principal est de forcer les voyageurs à quitter la route la plus courte pour se présenter au centre administratif du district ; c’est moins une douane, dans le sens que nous attachons à ce mot, qu’une exploitation directe de la personne du voyageur, contraint d’acheter par des cadeaux les bonnes grâces des autorités. Cette invention d’une impitoyable fiscalité était fort lucrative lorsque la guerre civile qui désole aujourd’hui leur pays n’empêchait pas les Chinois de traverser ces régions pour se rendre jusqu’à Luang-Praban. Nous n’avons pas été, grâce à ce passeport, inquiétés à Ban-Tap, où nous sommes arrivés en marchant, sous un soleil de feu, dans le lit des ruisseaux et des torrens extravasés. Sur les hauteurs, les chemins commencent à sécher, mais tous les bas-fonds sont des réservoirs où il nous arrive souvent d’enfoncer jusqu’à la moitié du corps. Nous apercevons cependant, non sans surprise, certains travaux d’utilité publique : c’est-à-dire, au bord d’un ruisseau qui serpente sous des touffes de bambous, dans une sorte de bosquet très romantique, deux bancs à dossier, et sur une large rivière un pont en bois qui unit les deux rives. Évidemment nous approchons d’un pays civilisé ; hors les salas, construits dans certains villages à côté des pagodes, nous n’avions vu dans tout le Laos aucune mesure prise pour faciliter les voyages.

A peine étions-nous arrivés à Muong-You, séparé de Muong-Yong par 40 kilomètres, que M. de Lagrée nous rejoignit. — Il avait fait plus de 50 lieues pour arriver à Sien-Tong, situé sur un plateau très élevé, auquel on parvient en gravissant une chaîne continue de montagnes. Cette ville, un peu moins rapprochée du Mékong que de la Salween, semble placée sur la ligne qui sépare les bassins de ces deux fleuves dont le débit à cette hauteur paraît être le même ; hâtons-nous d’ajouter que la Salween n’est guère à plus de 100 lieues de son embouchure, tandis que le Mékong, en latitude seulement, est à plus de 300 lieues de la mer. La vallée de Sien-Tong est d’une étendue immense, très peuplée, très cultivée, et la plus belle qu’on puisse voir. À cette hauteur, la neige n’est pas inconnue, et la température, qui s’abaisse sensiblement, permet à la plupart des fruits d’Europe, sinon d’atteindre encore le degré de perfection auquel Ils arrivent sous nos climats, du moins de se former et de mûrir. La