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de Padoue pour un potiron, saint Pancrace pour un panier de patates, sainte Gertrude pour trois concombres.

À Paléo, nous fûmes rejoints par un courrier qui apportait à M. de Lagrée une lettre du roi de Sien-Tong. Cette lettre, dont notre interprète réussit assez mal à déchiffrer les caractères et à pénétrer le sens, fut prise, après mûre délibération, pour une invitation gracieuse à passer par la ville même de Sien-Tong. M. de Lagrée crut devoir décliner ces offres, qu’il considérait comme une avance inspirée à la fois par la politesse et par la curiosité ; nous étions tous trop éprouvés déjà pour allonger notre itinéraire. Cette déplorable méprise allait être la source de nos plus cruels embarras. La même raison qui avait retardé notre départ de Muong-Line nous retenait à Paléo. La pluie, tombant avec une incroyable persistance, maintenait à un niveau trop élevé une rivière qu’il fallait passer à gué. Avant de quitter le territoire de Sien-Tong, il était nécessaire d’obtenir du maître voisin, celui de Muong-You, la permission de traverser ses états. Des rapports, dont nous devions plus tard reconnaître la fausseté, nous faisaient croire alors à l’indépendance de ce prince, qui est en réalité subordonné au roi de Sien-Tong. M. de Lagrée fit partir d’avance son interprète en le chargeant d’annoncer notre arrivée prochaine dans le premier village de ce nouveau royaume et d’expédier de là au roi une lettre accompagnée des inévitables cadeaux d’usage. Nous ne tardâmes pas nous-mêmes à nous remettre en route, en pénétrant bientôt dans la forêt, où la nuit nous surprit. Chacun se fit un lit de feuilles mouillées, se coucha tout habillé sous les grands arbres, résigné à recevoir l’eau qui tomberait du ciel. Les papiers, les instrumens astronomiques, la poudre et la caisse de sulfate de quinine étaient seuls abrités le moins mal possible au moyen des peaux durcies qui font partie de l’équipement des bœufs. Les feux du campement s’éteignaient malgré la surveillance des indigènes, toujours inquiets du voisinage des tigres. L’un de ces animaux nous rendit le lendemain le service de terrasser sous nos yeux un cerf de haute taille qui traversait le sentier en bondissant. Deux coups de carabine tirés en l’air par nos Annamites, qui marchaient en tête, effrayèrent le terrible chasseur, et celui-ci nous abandonna sa proie. Tirer en l’air au lieu de viser à l’épaule d’une bête féroce, c’est là une manière de procéder qui paraîtra sans doute moins héroïque que prudente ; mais ceux qui se trouvaient placés par le hasard le plus près du tigre étaient des Annamites, et dans cette circonstance ils s’étaient montrés relativement très courageux. Leurs frères de Cochinchine, surpris par un de ces dangereux carnassiers, le traitent comme un grand mandarin, ils lui donnent le titre très respectueux de grand-père, s’agenouillent et frappent la