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chevaliers hors de leurs castels pour redresser des torts ou suivre le cours d’amoureuses rêveries ; mais nous avions surtout dans le cœur une image aussi brillante que l’étoile des rois, l’image de la France, dont chaque pas allait nous rapprocher désormais. L’idée de mourir loin d’elle et de reposer dans une tombe abandonnée, cette triste pensée qui s’imposait à mes réflexions au début du voyage, avait cessé de me traverser l’esprit ; le passé me garantissait l’avenir. Nous touchions d’ailleurs aux limites du pays mal famé du Laos, et ce minotaure calomnié n’avait dévoré personne. Les objections que le roi de Luang-Praban avait tenté d’opposer à notre départ pouvaient sans doute avoir leur source dans quelque arrière-pensée politique, mais les manifestations sympathiques de la population étaient pures de tout soupçon de cette nature ; il était impossible même aux plus défians d’y voir autre chose que les marques d’une inquiétude inspirée par un intérêt sincère. Nous en étions émus sans en être effrayés, et le 25 mai 1867 nous montâmes en pirogues pleins d’ardeur et de « confiance, presque joyeux des sacrifices qui réduisaient à une couverture de voyage le bagage personnel de chacun de nous. Le commandant de Lagrée laissait seul percer les préoccupations qui l’obsédaient : il voyait à l’horizon une barre sombre, et sentait qu’il était l’Œdipe dont les réponses décideraient du sort de tous ses compagnons.

Le Mékong, qui ralentit sa course et s’épanouit en face de Luang-Praban dans un lit dégagé d’obstacles, reprend non loin de cette ville ses allures impétueuses et son aspect tourmenté. Une colossale statue de Bouddha assise à l’entrée d’une caverne semble contempler impassible les flots qui passent, image de la vie dont les changemens perpétuels attristèrent le grand révélateur au point de le pousser à placer l’éternel bonheur dans l’éternelle stabilité. La caverne est transformée en pagode ; mais les bonzes ont eu la maladresse de gratter les stalactites qui ornaient la voûte et les murailles. Plus loin, au sein d’une immense roche à pic plongeant dans l’eau, une seconde grotte est également consacrée au culte. Elle est ornée d’un balcon dentelé, et l’on y monte par un escalier en briques dont les derniers degrés sont lavés par le fleuve. En face de ce temple pittoresque, dont la porte ressemble de loin à une déchirure du rocher, le Mékong reçoit sur sa rive gauche un affluent considérable. Le Nam-Hou avant de se perdre dans ce grand fleuve coule au milieu d’une vaste prairie verdoyante, limitée par une muraille verticale haute au moins de 300 mètres, et qui semble cannelée. Pour indiquer le niveau d’une crue extraordinaire, les habitans y ont tracé une ligne rouge qui est maintenant à 19 mètres au-dessus de nos têtes. Nous regardons avec quelque curiosité cette