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anglais, M. Russel, correspondant du Times, dénonçait à l’Angleterre toutes les souffrances de l’armée, et en rendait l’administration responsable. Si M. Russel avait été Français, et s’il s’était permis de faire sur notre système le quart des critiques qu’il adressait au commissariat anglais, il n’est pas douteux qu’après la première lettre on eût chassé du camp, comme un calomniateur, cet homme sans mandat qui avait l’audace de dire la vérité. Heureusement pour lui, plus heureusement pour l’Angleterre, M. Russel était citoyen d’un pays qui aime à connaître et à faire lui-même ses affaires. A la lecture de ces lettres, pénibles pour l’orgueil national, mais salutaires pour l’armée, l’opinion s’émut ; on demanda une réforme immédiate, et le ministère, suivant l’habitude anglaise, s’empressa de déférer au vœu de l’opinion. En d’autres pays, il aurait mis sa gloire à lui résister. Que fallait-il faire ? On l’ignorait ; mais, pour ne pas perdre un instant, le ministère envoya en Crimée une commission sanitaire, composée du docteur Sutherland, du docteur Milroy et de M. Rawlinson. En nommant cette commission, le ministre de la guerre, lord Panmure, lui donna pleins pouvoirs, non-seulement pour inspecter, mais pour agir. « Vous ne vous contenterez pas de donner des ordres, disait la lettre du ministre, vous vous assurerez que vos instructions sont exécutées. » C’est de cette façon seulement qu’on pouvait en finir avec la routine administrative et sauver les restes de l’armée.

A côté de la commission figurait une personne à qui le gouvernement et l’opinion accordaient par avance tout ce qu’elle voudrait demander d’autorité et d’argent. Cette personne, entre les mains de laquelle l’Angleterre remettait la vie de ses enfans, ce n’était ni un fonctionnaire, ni même un médecin, c’était une femme, miss Nightingale. Dès son arrivée en Orient, miss Nightingale, entourée de médecins éclairés par l’expérience, n’hésita pas à déclarer que 96 pour 100 des morts constatées dans les hôpitaux, du 5 mai au 14 juillet 1855, étaient le résultat de maladies infectieuses, en d’autres termes de maladies qu’avec des soins hygiéniques il eût été aisé de prévenir. Une fois la cause du mal signalée, le remède ne se fit pas attendre. On émancipa le service médical, on écouta les médecins, miss Nightingale organisa un corps d’infirmiers, tous bien instruits, tous bien payés, tandis que chez nous ce corps se recrute parmi les soldats, et pas toujours parmi les plus capables ; enfin chacun s’inclina devant les lois de l’hygiène, sans qu’il vînt à l’idée de personne de subordonner le salut de l’armée à des règlemens surannés. Avec cette organisation nouvelle, on fit des miracles. Durant les années 1854-1855, l’imprévoyance administrative, l’insuffisance des vêtemens et des abris, la mauvaise qualité des alimens, l’occupation prolongée du même sol, l’absence totale