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prussiennes, c’est toujours le premier et le dernier qui vient sous la plume.

Il en est de l’armée comme de l’école. L’invention des Stein et des Scharnhorst a été détournée de son véritable esprit, elle n’a point eu toutes les conséquences politiques qu’on en pouvait attendre. Le service militaire universel est une institution libérale et démocratique ; dans les pays où il est pratiqué sincèrement, on peut dire que l’armée est le peuple, et que le peuple est l’armée. Les Prussiens aiment à se vanter qu’il en est ainsi chez eux : nous possédons, disent-ils, la seule armée vraiment nationale ; nous n’avons pas de soldats de profession, parce que chez nous le soldat c’est tout le monde. L’étranger qui arriverait à Berlin pénétré de cette idée ne tarderait pas à éprouver un certain étonnement ; il est difficile d’y passer huit jours sans s’apercevoir qu’il n’est pas d’autre ville en Europe où règne à ce point l’esprit militaire. La Prusse a mille mérites ; mais on ne saurait lui accorder qu’elle donne à la toge le pas sur l’épée. Dans les états du roi Guillaume, l’épaulette jouit de toutes les préséances ; l’uniforme y est le grand porte-respect ; qui l’a une fois endossé a peine à le quitter, et tel personnage, s’il s’avisait de se promener en redingote dans la rue, ferait autant de sensation que s’il y paraissait en robe de chambre. Durant le séjour que le prince Napoléon fit à Berlin, la foule se pressa plus d’une fois sur ses pas, attirée par la curiosité de contempler un prince en habit bourgeois. Cela n’est pas étonnant dans une ville où le président du conseil, beaucoup plus célèbre en Europe par son génie de diplomate que par sa qualité de colonel d’un régiment de cavalerie de la landwehr, se croit cependant obligé, quand il assiste aux séances du parlement, de ne se point séparer de son uniforme et de son casque. Le chancelier de la confédération du nord ne fait rien qu’à bon escient ; il connaît son pays et ce qu’on y vénère. Un journaliste fort connu nous racontait qu’il était allé voir un jour M. de Bismarck, lequel, après une heure d’entretien, le congédia et le reconduisit jusqu’au seuil de son cabinet, où il s’arrêta, suivant son visiteur du regard. Le journaliste avait à traverser une antichambre qui a deux issues, l’une de face, grande et large, l’autre de côté, petite porte dérobée qui ressemble à une porte de dégagement ou de service. Il s’en allait sans penser à rien, quand un éclat de rire le fit tressaillir, et se retourner. « Vous venez de me faire faire pour la centième fois, lui cria M. de Bismarck, une expérience intéressante. Tous les militaires qui sortent de chez moi s’en vont droit devant eux gagner la grande porte que voici, tous les civils obliquent à gauche et se dérobent modestement par la petite. »

L’organisation militaire de la Prusse est sans doute admirablement entendue, puisqu’elle lui a donné l’une des meilleures armées