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fabricans, pendant qu’ils donnent leur temps et leurs peines à la chose publique, leurs affaires chôment, et ils trouvent, en rentrant chez eux, un formidable arriéré à liquider. Aussi ne peuvent-ils guère s’occuper des intérêts de l’état dans l’intervalle de deux sessions. C’est pour cela que M. de Bismarck les traite de dilettanti. Il en parle à son aise. Si nos députés avaient des rentes et qu’ils pussent consacrer douze mois par an à leur violon, ils deviendraient, eux aussi, des artistes. Puisse le dieu tutélaire de la Prusse donner des lumières à nos conservateurs ou des loisirs à nos libéraux ! Puisse-t-il aussi faire croître en nombre et en force ces conservateurs libéraux qui sont plutôt une fraction de parti qu’un parti, mais qui pourront un jour nous rendre des services ! Pour le moment, c’est le génie qui nous gouverne, et cela coûte très cher. Nous n’avons pas encore acquitté les arrérages de Sadowa. »

En attendant que le dieu tutélaire de la Prusse exauce ce triple vœu, il devrait l’aider à réformer sa constitution. La Prusse a adopté le système des deux chambres, lequel n’est salutaire, n’est praticable qu’à la condition que la chambre haute joue le rôle de modérateur, et se constitue en cour d’appel politique. Quand l’un des partis dominans d’un pays exerce la prépondérance dans la chambre élective et que le parti adverse vient se grouper dans la chambre haute en masse compacte, quand ces deux partis sont de telle nature que toute conciliation est impossible entre eux, quand on est assuré d’avance que si l’une des chambres dit oui, l’autre dira non, et que tout projet de loi semblera trop peu libéral à celle-ci, trop révolutionnaire à celle-là, la vie politique devient en quelque sorte impossible. On a inventé les sabots pour ralentir la marche des voitures, non pour l’arrêter. La Prusse semble condamnée à l’enraiement perpétuel. La roue grince, crie, et l’on plaint les chevaux, qui soufflent et piétinent sur place ; mais il se pourrait faire qu’un jour le sabot cassât.


IV

Il semble que dans un tel état de choses le rôle de médiateur appartienne à la royauté, qu’il lui siérait de tenir la balance entre les partis. Il en a été plus d’une fois ainsi. On a vu la couronne user de son ascendant sur ses amis de la chambre des seigneurs pour leur arracher des concessions que le pays réclamait, souvent même elle les a tancés, rudoyés : leurs intérêts ne s’accordent pas toujours avec les siens, ni ses ambitions avec leurs préjugés ; mais dans toutes les questions doctrinales, dans celles qui touchent au principe du gouvernement, elle prend son point d’appui dans le conservatisme. Les préjugés de ses amis lui sont plus souvent utiles que nuisibles.