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testament et plaidèrent la nullité du mariage, le Landrecht interdisant les unions entre la noblesse et la petite bourgeoisie ; mais ce même Landrecht a fait aux artistes la gracieuseté de les classer parmi la grande bourgeoisie. Le tribunal fut embarrassé ; une danseuse est-elle, oui ou non, une artiste ? On jugea que celle qui danse des solos fait de l’art, mais que le corps de ballet est de petite bourgeoisie. On feuilleta les registres de l’Opéra, il fut constaté que la ballerine en question avait dansé une fois un pas seul. Le mariage fut déclaré valide, et l’enfant hérita. Que d’émerveillemens pour un Français ! Il avait pu se croire chez lui à Cologne et à Dusseldorf ; à Berlin déjà, il est dépaysé ; que sera-ce en Poméranie ! Il se demandera s’il y a deux Prusses ou s’il n’y en a qu’une.

Les diversités provinciales et l’organisation hiérarchique de la société compliquent la tâche d’un gouvernement, mais ne sont pas des obstacles invincibles à la bonne marche des affaires. Il a été dit depuis longtemps qu’on ne s’appuie que sur ce qui résiste ; dans l’intérêt même du pouvoir, il est bon qu’une société soit défendue contre ses usurpations ou ses fantaisies par des barrières naturelles. L’Allemagne jouit de nombreuses libertés qui lui sont plus chères que la liberté même. Ces droits, ces prérogatives de classes ou de corporations, qu’un gouvernement doit ménager et concilier, l’empêchent de verser d’un côté, contribuent au maintien de la balance politique. Ajoutez à cela l’esprit pointilleux de l’Allemand, toujours prêt à chicaner non-seulement sur le fond, mais sur la forme. Bridoison n’avait pas tort, les formes sont une grande chose, car elles sont de grands empêchemens, et on doit désirer que les sociétés ne soient pas trop faciles à conduire, qu’un gouvernement ne puisse pas tout, qu’il soit soumis comme le commun des mortels à la dure loi du travail, qu’il mange son pain à la sueur de son front.

En revanche, il est essentiel aussi qu’en dépit de toutes les divergences d’intérêts et d’opinions il y ait dans un peuple un fonds commun de sentimens et d’idées d’où procèdent ses lois et ses institutions. Il faut que les partis aient entre eux des points de contact pour qu’à certains momens, chacun d’eux relâchant de ses prétentions, ils puissent transiger ensemble. À cette condition seulement la vie législative d’un peuple est possible, car toute loi est l’œuvre d’une transaction. Un pays où les premiers principes des partis sont diamétralement opposés, où ils vivent côte à côte sans pouvoir converser, comme des étrangers qui ne parlent pas la même langue, est condamné à l’impuissance législative ou à de perpétuels conflits que le pouvoir se chargera de résoudre par des coups d’autorité.

Il est curieux de comparer à cet égard la France et la Prusse. Il semble au premier abord que l’avantage soit du côté de celle-ci. La