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de la succession de Juliers, c’est-à-dire Clèves, la Mark et Ravensberg ; trois ans plus tard, il acquérait à titre de fief la Prusse ducale. Ainsi par-delà la Vistule il possédait Kœnigsberg et la Pregel, il possédait par-delà le Weser Clèves et les bords de la Meuse et du Rhin ; mais il ne remplissait pas l’entre-deux, la Vistule et le Weser n’étaient pas à lui. C’était une sorte de défi jeté à la destinée ; ces provinces détachées, disjecta membra, on comptait bien les rendre un jour contiguës, et déjà le successeur de Jean-Sigismond acquérait dès 1648, par le traité de Westphalie, à l’est la Poméranie orientale, à l’occident les archevêchés et évêchés sécularisés de Magdebourg, Halberstadt, Minden. La conquête de la Silésie, le partage de la Pologne, les traités de Vienne et 1866 devaient achever ce grand ouvrage. La Prusse s’est tirée d’affaire ; elle ne peut se plaindre aujourd’hui qu’elle a plus de frontières que de territoire ; mais qu’il a fallu de sagesse, d’attention, d’efforts soutenus, de modération dans la bonne fortune, de courage dans la mauvaise, pour gagner une telle partie, pour mener à bonne fin des ambitions si hardies et si périlleuses !

Le vrai fondateur de la monarchie prussienne fut Frédéric-Guillaume, le grand électeur, lequel mourut sans avoir été roi, mais après avoir mis son fils en état de le devenir. Étrange personnage, qui employa au service d’une grande pensée et des plus vastes desseins une habileté, une rouerie de maquignon, très dévot au demeurant et s’enfermant dans son oratoire pour consulter Dieu, qui lui conseillait de signer à Labiau un traité d’alliance avec le Suédois contre la Pologne, et dix mois plus tard de signer à Welau un traité d’alliance avec la Pologne contre le Suédois, et, quelque jeu qu’il jouât, de gagner toujours ! On ne peut tout faire à la fois. La paix d’Oliva enlevait le duché de Prusse à la suzeraineté de la Pologne ; mais la paix de Saint-Germain laissait à la Suède ses possessions en Poméranie : grande amertume pour Frédéric-Guillaume, qui, imputant son mécompte à l’empereur, fit prêcher par son chapelain un sermon sur ce texte : « il est bon de se fier à Dieu et de ne pas se fier aux hommes. » A sa mort, la future monarchie prussienne consistait encore en trois tronçons ; mais cette Prusse de l’avenir qu’avait entrevue son puissant cerveau, il en laissa le rêve en héritage à ses successeurs. S’il fallait un siècle et demi pour créer l’unité territoriale de la Prusse, le grand électeur avait tout fait pour donner à ces membres épars, que de nouvelles conquêtes devaient rejoindre ensemble bout à bout, l’unité morale et un gouvernement commun. Il avait abaissé et réduit à l’impuissance les assemblées provinciales ; pour se procurer des ressources indépendantes de leur consentement, il avait établi, non sans peine, des impôts indirects ou de consommation, et il avait employé cet argent à se créer une armée permanente,