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commande ou qu’on la conseille. Il y a dans l’Allemand un flegme qui a besoin qu’on le réveille, une irrésolution naturelle qui a besoin qu’on la décide. Dans tous les temps, les Prussiens ont eu des maîtres qui se sont chargés de les réveiller et de les décider. La destinée a voulu les dédommager de ses rigueurs en leur donnant une suite de princes parmi lesquels on trouve à peine un ou deux oisifs, un ou deux hommes de plaisir ou de dissipation. Les autres furent des administrateurs sans pareils, de vrais pères du peuple, médiocrement aimables à la vérité, aux manières un peu rudes, au bras pesant, mais les plus intelligens des despotes, protégeant l’agriculture et l’industrie, attirant l’étranger auprès d’eux, Hollandais, Français, tout ce qui pouvait leur servir, créant des routes, des canaux, desséchant les marais, ayant l’œil et la main partout, ne pensant pas déroger en s’occupant des plus menus détails, à l’exemple du grand électeur, qui ordonnait à ses paysans d’entourer leur maison d’un potager, et ne leur permettait le mariage qu’à la condition de planter six chênes et de greffer au moins six arbres fruitiers. Ce furent des bourgeois, mais des bourgeois-soldats qui savaient se battre, ces Hohenzollern, parmi lesquels Frédéric Ier avec ses visées chevaleresques, ses légions de chambellans à la clé d’or et ses vingt trompettes qui annonçaient à tout Berlin que son couvert était mis, fut une brillante et coûteuse exception. La Prusse pourrait écrire sur sa porte : « Ici l’on travaille et l’on sait obéir. Voilà ce que m’ont enseigné mes souverains. » Elle pourrait prendre aussi pour devise ces mots de son grand Frédéric, qui fut non-seulement un grand roi, mais un grand homme sur le trône : « l’honnête médiocrité convient le mieux aux états ; les richesses y portent la mollesse et la corruption. »

Si la nature, par ses sévérités de marâtre, a condamné ces Allemands qui sont devenus des Prussiens à l’effort perpétuel, l’ambition de leurs princes n’a pas moins fait pour cela que les saisons et l’infécondité du sol. La formation de la monarchie prussienne est un phénomène unique dans l’histoire ; il n’est pas en apparence de création politique plus factice, où la volonté et les desseins de l’homme aient eu plus de part. Avant de conquérir la Grèce et l’Espagne, Rome avait réduit l’Italie sous ses lois. La Prusse a commencé par prendre ce qui était le plus loin, par s’emparer de ses frontières, se promettant qu’un jour elle aurait le reste. Composée de provinces détachées, qui n’avaient ensemble point de communications ni rien de commun que de dépendre du même prince, elle avait une tête, des bras, des jambes ; il ne lui manquait que le corps. Dans les premières années du XVIIe siècle, elle possédait à l’orient et à l’occident ses limites actuelles. Par le traité de Xanten, l’électeur de Brandebourg, Jean-Sigismond, avait acquis la moitié