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consiste dans le travail de l’homme sur une terre ingrate, disait plus récemment dans une séance du parlement prussien le célèbre professeur Virchow. Rien ne ressemble moins à la plantureuse Bavière, au riant Wurtemberg, que ce triste Brandebourg, surnommé autrefois la sablonnière de l’empire. Aucun pays n’a été moins gâté du ciel que la Prusse, ce pays de seigle et de sapins. Les mornes sévérités d’un climat dur et capricieux, les tristesses d’un ciel gris, les rudesses d’un hiver de huit mois, des oasis perdues dans des plaines de sables, des eaux dormantes, des rivières immobiles, des marais, des bruyères, une végétation maigre et rachitique, voilà ce que la nature a fait pour les Prussiens. Cette grande plaine que parcourent l’Elbe, l’Oder, la Vistule, et qui est une Russie commencée, « est grave et triste, a dit un historien, comme la mer, dont elle rappelle souvent l’image, comme le ciel du nord. Elle est fertile sur les bords des fleuves ; dans l’intérieur, une culture maigre se développe çà et là au milieu des éclaircies des forêts de sapins, et si quelquefois elle présente le spectacle de l’abondance, c’est lorsque de nombreux bestiaux ont engraissé le sol ; mais telle est la puissance de l’économie, de la persévérance, du courage, que dans ces sables s’est formé un état de premier ordre, sinon riche, du moins aisé, la Prusse, œuvre hardie et patiente d’un grand homme, Frédéric II, et d’une suite de princes qui, avant ou après Frédéric II, sans avoir son génie, ont été animés du même esprit. » La somme de volonté qu’il a fallu dépenser pour créer la Prusse est incalculable. La nature refusait tout ; on a dû forcer ses résistances, tout arracher à son avarice, engager avec ses sournoises perfidies une lutte incessante et séculaire, vaincre son mauvais vouloir à force de travail, d’ordre, d’épargne, de tenace constance. Nos défauts sont l’inévitable rançon de nos qualités. Peut-on en vouloir aux Prussiens de ce je ne sais quoi d’âpre et de dur qui est en eux, de ce goût d’empiéter qui inquiète et moleste le voisin, de leur ingénérosité à l’égard des petits[1] ? Les mains qui travaillent deviennent calleuses, et les cœurs habitués à l’effort deviennent inclémens pour autrui comme pour eux-mêmes.

Les énergiques travailleurs qui ont fait la Prusse n’étaient point de cette race d’où sont sortis les pionniers américains, race d’initiative résolue et hardie, qui n’attend point pour agir qu’on lui

  1. Voilà trois ans écoulés, et la Prusse n’a pas encore exécuté l’article 5 de la paix de Prague, par lequel elle s’engageait à rétrocéder au Danemark les districts du nord du Slesvig. Toutes les fois que les réclamations danoises ont réussi à se faire entendre dans le parlement prussien, elles ont excité sur tous les bancs la plus vive hilarité. « C’est une chose des plus comiques pour les députés prussiens, lisons-nous dans le Dagbladet du 10 novembre, que 200,000 Danois qui croient pouvoir en appeler à leur bon droit. Invoquer les traités contre la Prusse leur parait une naïveté si bouffonne, que c’est à qui en fera des gorges chaudes. »