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idéales de l’espèce humaine. Ce qu’est dans la vie de l’individu la lutte entre les devoirs et les désirs nous est représenté dans la vie des peuples par l’éternelle lutte entre l’état et la société[1]. »

Cette philosophie politique n’est pas une vaine spéculation, elle a passé depuis longtemps dans le cœur et dans le sang du peuple prussien ; depuis longtemps, on lui a infusé le respect de l’état, de son omnipotence, des droits absolus qu’il a sur la société et sur les intérêts privés. Qu’on se représente un peuple froid, réfléchi, étranger aux passions bruyantes des nations du midi, à la vivacité électrique du Français, et qui n’a pas davantage l’ardeur concentrée de l’Anglais, ni ces fureurs sourdes de la volonté que les difficultés irritent et qui renversent tous les obstacles. Frédéric II reprochait à ses Prussiens de n’avoir que des passions ébauchées ; mais ce peuple est solide dans ses goûts et dans ses attachemens, tenace dans ses desseins, dur à la peine, âpre à l’effort. S’il n’a pas les rapidités d’une intelligence primesautière, ni cette finesse de perception qui est l’apanage des races exquises et permet à leur ignorance d’avoir du génie[2], en revanche il a le sens droit, le jugement ferme ; il est appliqué, se donne tout entier à ce qu’il fait ; il sait bien ce qu’on lui a enseigné, et il s’entend à s’en servir. Au demeurant, peu de fantaisie, — allez chercher les poètes en Souabe ou à Francfort, non sur les bords de la Sprée ; — une médiocre originalité d’esprit, comme il est naturel dans une race où la faculté de sentir et de deviner est inférieure à la faculté d’apprendre ; une aurea mediocritas, une certaine aisance intellectuelle très répandue, un niveau moyen de culture plus élevé qu’ailleurs, mais que peu dépassent. De toutes les contrées de l’Allemagne, la Prusse est celle qui a produit le moins de génies. Le plus grand penseur qu’ait vu naître son ciel brumeux est Kant, le fondateur du criticisme, et en effet le trait dominant du Prussien est un tour d’esprit critique qui examine de près les choses et qui trouve toujours à en rabattre, une sorte d’ironie narquoise qui se défie des apparences, crève et dégonfle tous les ballons, démonte tous les moulins à vent, prononce sur toutes les chimères le verdict d’une sagesse qui a souvent raison, mais qui a trop raison. Cependant ce peuple ironique et critique est respectueux pour ceux qui le gouvernent ; il est le seul chez qui le respect puisse se passer d’illusions, et malgré sa froideur naturelle l’esprit public s’est développé chez lui avec une puissance, une intensité

  1. Verwaltung, Justiz, Rechtsweg, Dr Rudolf Gneist, Berlin 1869, p. 61 et 62.
  2. Un Prussien d’esprit distingué, qui connaît l’Italie, nous disait : « J’ai éprouvé souvent à Florence un étonnement mêlé de dépit. J’entendais de vrais ignorans, dénués de ces connaissances élémentaires que possèdent tous nos Prussiens, prononcer sur les choses de la vie ou de la politique des jugemens pleins de finesse et de cette originalité naturelle qui est si rare chez nous, »