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sa force, s’est enracinée au fond des cœurs avec une puissance qu’on ne retrouverait peut-être nulle part ailleurs en Europe. C’est à Berlin que Hegel, oublieux de sa Souabe, a professé sa philosophie du droit, qu’on pourrait appeler plus justement la philosophie de la royauté prussienne. Hegel enseigne que l’état est l’incarnation sublime de l’idée morale, et que les individus doivent reconnaître en lui leur vrai moi, leur moi raisonnable et leur véritable cause finale. Quels que soient les vices d’un état, dit-il encore, il n’en est pas moins l’état, c’est-à-dire la puissance de la raison se manifestant dans le monde pour le gouverner. Un cul-de-jatte, un manchot, un être rachitique et rabougri, en dépit de ses difformités, ne laisse pas d’être un homme et de vivre. Pareillement l’état dont les institutions sont les plus vicieuses et les plus oppressives porte toujours en lui l’idée de l’état, ce dieu vivant, et il a reçu la mission d’élever les individus au-dessus d’eux-mêmes en les contraignant à sacrifier leur bien-être au bien public, en les arrachant au cercle étroit où les enfermait leur égoïsme, en les initiant à la vie commune et raisonnable. Écoutons encore un autre docteur prussien, un publiciste éminent, dont les écrits, justement estimés en Europe, font autorité à Berlin. Le professeur Gneist accuse la révolution française d’avoir inauguré dans le monde un système de gouvernement qu’on ne saurait trop réprouver, et qui subordonne l’état à la société. Il reproche à la France moderne de considérer l’institution politique comme une compagnie d’assurance destinée à garantir les intérêts privés, le développement des forces productives de la nation, et de chercher à atteindre ce but par la combinaison d’une législation démocratique et d’une administration dictatoriale. M. Gneist, ou, pour mieux dire, la Prusse elle-même, au nom de laquelle il porte la parole, déclare que l’état a de tout autres fonctions à remplir, que, loin d’être au service des intérêts, son premier devoir est de tenir école de désintéressement, d’enseigner aux particuliers cette abnégation, cet esprit de sacrifice qui fait les peuples forts, — que l’état est plus qu’un arbitre, ou qu’un garant, ou qu’un assureur, qu’il est le grand éducateur chargé d’élever les hommes à la vie morale par les prestations qu’il exige d’eux, par les emplois auxquels il les appelle, par les habitudes et les institutions qu’il leur impose, et que la plus précieuse, la plus salutaire de ces institutions est le service militaire obligatoire et universel, « parce qu’il coupe le mal à la racine en opposant aux groupemens artificiels des intérêts qui désorganisent la société la grande pensée du service personnel que, riche ou pauvre, chacun doit à la chose publique. Nous avons sujet de croire, ajoute-t-il, que, dans la grande crise que traverse l’Allemagne, ce sera l’état et non la société qui vaincra. Autrement c’en serait fait des destinées