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revendication de l’indépendance parlementaire, l’affirmation de la souveraineté nationale en face d’une minorité usurpatrice, la répudiation de la force et des moyens révolutionnaires dans le mouvement qui s’accomplit aujourd’hui. Sur ce terrain se sont rencontrés des hommes certainement peu faits pour s’entendre, des modérés et des irréconciliables ; ils ont un instant oublié leurs dissentimens pour faire face à une situation. Leur manifeste est une protestation, ce n’est malheureusement rien de plus ; ce n’est point surtout un programme. La première condition d’un programme, c’est de se tenir sur un terrain pratique, de n’offrir au pays que des choses faciles à saisir, des progrès réalisables. Les députés de la gauche n’ont pas vu que, pour réunir quelques voix de plus, ils étaient obligés de se perdre dans toute sorte de sous-entendus ; ils n’aboutissaient à rien si ce n’est à un amalgame incohérent. Ils n’ont pas remarqué qu’ils arrivaient ainsi à n’être ni de l’opposition révolutionnaire, ni de l’opposition simplement constitutionnelle. Il y a sans doute dans ce manifeste bien des idées qui sont celles de tous les esprits libéraux ; mais lorsque les députés de la gauche font un mélange des « violences démagogiques » et des « compromis monarchiques, » que veulent-ils dire ? Lorsqu’ils revendiquent pour le parlement le droit de se proroger lui-même, le droit de déclarer la guerre, ne délaissent-ils pas les garanties qu’il est dès ce moment possible d’obtenir, pour courir à la poursuite de réformes dont l’efficacité n’est pas certaine, et qui impliquent dans tous les cas une révolution ? Lorsque les députés de la gauche parlent des libertés municipales, est-ce qu’ils croient qu’il n’y ait qu’à prononcer le mot pour avoir la chose ? C’est au contraire l’œuvre la plus nécessaire sans doute, mais aussi la plus difficile, la plus laborieuse et la plus délicate. Il y a enfin un point que pour notre part nous n’admettons dans aucun programme ayant la prétention d’allier le sentiment libéral et le sentiment de la grandeur nationale de la France : c’est une transformation de l’armée conçue et proposée de telle façon qu’elle conduirait inévitablement par le plus court chemin à l’affaiblissement de la puissance française dans le monde.

L’heure du désarmement viendra sans doute, si les ambitions qui veillent en Europe veulent bien y consentir ; elle n’est sûrement pas venue. Jusque-là, qu’on s’efforce d’alléger les charges militaires, d’adoucir pour le pays le poids des coûteuses nécessités de sa grandeur ; rien ne sera plus juste. Se servir emphatiquement de ces mots d’abrogation de la loi militaire, d’armement de la nation, c’est promettre ce qu’on ne peut pas tenir, ou s’exposer à laisser la France désarmée au moment du péril. Et voilà pourquoi le manifeste de la gauche, qui a eu sa valeur comme démonstration contre des turbulences de clubs, reste dénué d’une signification politique sérieuse. Nous comprendrions difficilement que des hommes comme M. Jules Favre, M. Ernest Picard,