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dans la succession de certains phénomènes moraux, qu’il est possible d’en prévoir le retour, sinon avec l’absolue certitude qui s’attache aux prévisions de l’ordre scientifique, du moins avec une très grande probabilité. Étant donné tel esprit, tel caractère, tel instinct, telle passion, telle idée fixe, on peut prédire le genre de vie de l’homme ainsi fait, sinon dans les plus menus détails, du moins dans les principaux traits qui la caractérisent. Voilà une loi dont l’école expérimentale se fait une arme qu’elle croit invincible contre le libre arbitre ; mais qu’est-ce que cela prouve ? Que la vie morale a ses lois comme la vie physique, rien de plus. Il y a de l’ordre partout, comme disaient les stoïciens, dans la maison de Jupiter ; mais cet ordre a des caractères bien différens selon les divers règnes de la vie universelle. Quand la volonté obéit à la raison, elle est libre, alors même que cette obéissance, en devenant constante, prend le caractère d’une loi. Quand la volonté obéit à la passion, au penchant, elle est encore libre, alors même que cette faiblesse serait passée en habitude. La loi ici n’implique pas la nécessité comme dans le monde physique. L’entière et constante soumission de la volonté à la raison est la loi du sage. En est-il moins libre pour cela ? Les moralistes de l’école expérimentale diraient oui ; la conscience du genre humain a toujours cru le contraire.

C’est donc la conscience qui a raison contre la science, parce qu’elle est seule compétente dans ces sortes de problèmes. Elle seule en effet voit le fond de choses, le fond de l’être humain, tandis que la science de l’école expérimentale n’en saisit que les manifestations extérieures. Maine de Biran l’a démontré avec une irrésistible évidence : si l’expérience vise aux lois, la conscience seule peut viser aux causes. Voilà pourquoi il répétait si souvent et avec tant d’énergie que la méthode inductive de Bacon égare et fausse la véritable science de l’homme. Il était trop sévère pour une école psychologique qui a donné de précieux résultats ; mais ce sera toujours l’invincible force et l’immortel honneur de l’école dont il est le père d’avoir rappelé les observateurs de la nature humaine aux enseignemens de la conscience. Lui aussi, et Jouffroy, et bien d’autres psychologues de l’école spiritualiste, après Platon, Aristote, Leibniz, ont su féconder par l’analyse ces révélations spontanées, et en faire sortir une science véritable de l’homme, science intime et profonde, bien autrement compétente, bien autrement décisive que la science expérimentale de l’école dont on vient de parler. Avec de tels observateurs armés d’un tel microscope, les apparences s’effacent devant la réalité ; le lecteur se sent, se reconnaît tel que sa conscience l’avait toujours révélé à lui-même. Il retrouve cette liberté dont le sentiment semblait oblitéré par les explications spécieuses de la