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n’est moins évident que l’explication du lien qui unit les termes de ces jugemens par l’association des idées convertie en habitude. Il faudrait pour cela qu’on pût identifier la nécessité logique avec cette espèce de nécessité propre à l’habitude, c’est-à-dire convertir un fait si fréquent, si constant qu’il fût, en un principe.

Prenons pour exemple des jugemens nécessaires et universels : tout changement a une cause ; le tout est plus grand que la partie ; ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on le fît. On ne peut voir dans cette liaison toute logique entre deux termes qu’un simple fait d’expérience tournée en habitude. Notre esprit n’a pas besoin d’une association habituelle pour lier d’une façon indissoluble les termes de ce jugement. Il suffit d’une première intuition pour qu’il aperçoive la nécessité logique de pareils rapports. Et cette nécessité ne devient ni plus impérieuse ni plus évidente par la fréquence des actes dont elle fait le caractère propre. De même tous les jugemens qui dérivent de ces principes et composent l’ordre entier des sciences de raisonnement sont également inexplicables par la même théorie, par cela seul qu’ils ont les mêmes caractères de nécessité et d’universalité.

Les phénomènes de la sensibilité ne résistent pas moins à l’explication de l’école expérimentale. Que certaines affections résultent de l’association habituelle de tels phénomènes sensitifs, qu’on puisse expliquer tels mouvemens d’amour ou de haine, de sympathie ou d’antipathie par des sensations répétées de plaisir ou de peine, sans recourir à un principe spécial de la nature humaine, cela n’est guère douteux ; mais combien d’affections les plus profondes, les plus fortes, les plus désintéressées, se refusent à cette explication ! Pourquoi une mère aime-t-elle son enfant ? Est-ce parce qu’il lui fait éprouver telle sensation de plaisir ? C’est juste le contraire qui est vrai. La sensation s’explique elle-même par une affection innée, par un instinct de nature. Ici, c’est l’amour qui est le principe de tout un ordre de sensations et de sentimens, au lieu d’en être le résultat. On pourrait démontrer la même thèse pour bien d’autres affections : la sensibilité est pourvue d’une variété d’instincts qui préexistent aux phénomènes sensitifs qu’on leur assigne bien à tort pour antécédens. Comme l’a fort bien montré un philosophe d’une tout autre école, Théodore Jouffroy, ce n’est pas la sensation elle-même qui est le principe moteur de la vie morale, c’est l’instinct ou plutôt le penchant, selon sa propre expression. Bain lui-même, qui a si bien développé la théorie de l’association et en a étendu les applications à l’ensemble des phénomènes psychiques, est forcé de reconnaître l’existence d’instincts irréductibles à la loi de l’habitude.