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perdu ma journée, » mot qui ne résisterait pas à une critique sérieuse, mais qui a fait la fortune du règne et qui charme encore la postérité. Le bonheur voulut que deux patriciens fussent accusés d’aspirer à l’empire. Quels étaient les noms de ces patriciens ? On les ignore. Avaient-ils réellement conspiré ? Il faut le croire, puisque l’empereur s’empresse de leur faire grâce, de rassurer leurs mères par un message, de les inviter tous les deux à souper, de les conduire à l’amphithéâtre dans sa loge, et de leur donner les épées des gladiateurs à examiner. Il était difficile de parodier avec plus de zèle et moins de simplicité les souvenirs de Cinna. L’effet d’une telle transformation fut immense. Rome fut éblouie. La surprise et la détente subite des esprits doublèrent l’épanouissement. La joie s’accrut de toute l’étendue de la peur qu’on avait eue. Les Chinois appelaient bleu de ciel après la pluie des porcelaines anciennes dont l’azur était devenu inimitable ; les Romains ont connu ce ciel radieux qui succède à l’orage.

Mais à son tour Titus ressentit le contre-coup du bonheur qu’il répandait. L’ivresse publique réagit sur lui : il l’avait produite, il la subit. La douceur d’être adoré après avoir été haï dépassa son attente. Sa nature, longtemps violentée, se vengea : l’excès de contention fut compensé par un excès de dilatation, et ce qui était calcul devint un entraînement sérieux. La facilité tourna en faiblesse, la générosité en profusion, le laisser-aller en abandon. L’empereur n’eut plus ni mesure, ni défense, ni souci : ce fut une orgie perpétuelle de munificence et de bonté. Le trésor resta ouvert et fut pillé par les plus indignes ; les rênes de l’état flottèrent, les affaires furent négligées ; les administrateurs fermèrent la main, les juges les yeux. On ne vit plus que fêtes, spectacles, liesse. Les bains publics, bâtis sur les mines de la Maison dorée, furent inaugurés ; la foule fut flattée de voir son maître s’y baigner familièrement avec elle. Le Colisée fut consacré par cent jours de jeux, pendant lesquels on massacra 9,000 bêtes féroces et des gladiateurs en proportion ; des grues, des femmes, des éléphans, combattirent ; on multiplia les loteries et les distributions. Le peuple faisait la loi, on lui demandait tous les jours ce qu’il voulait pour le lendemain ; Titus l’exhortait à énoncer librement ses désirs, qui étaient religieusement accomplis. La vivacité et la fréquence de ces émotions paraissent même avoir agi sur la santé de Titus : elles produisirent un ébranlement nerveux ; les chocs magnétiques et les effusions perpétuelles d’une âme qui avait perdu l’habitude de se contenir enfantèrent une sensibilité maladive. La mélancolie et le besoin insatiable de sympathie sont aussi des symptômes du même mal. Il serait difficile d’expliquer autrement les larmes versées trop facilement par un empereur dans la