Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 84.djvu/691

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’affliger, trop faible pour réprimer ses menées, il préférait les ignorer, le laissait faire, regrettait d’être peu à peu compromis, s’occupait uniquement de poursuivre les Juifs et d’emporter une à une toutes leurs places fortes. Les discours et les supplications de Titus parvenaient quelquefois à l’ébranler ; mais son bon sens répugnait aux aventures, sa droiture à la guerre civile, et de plus il avait peur. « Quoi ! risquer à soixante ans sa renommée, sa vie, celle de deux fils à la fleur de l’âge ! S’exposer aux jeux de la fortune, au choc redoutable de l’armée de Germanie, aux coups des assassins, à la jalousie des autres généraux, à la trahison de ses propres amis ! En vain, après qu’on eut appris la mort d’Othon, Titus montrait une lettre de l’empereur qui chargeait Vespasien de le remplacer et de le venger : Vespasien, qui connaissait le talent de son fils à contrefaire toutes les écritures, s’émut peu de cette lettre fausse, qui n’était faite que pour tromper le vulgaire. En vain Titus lui énumérait toutes les forces dont il disposait, l’alliance des rois de l’Asie entière, les auxiliaires de toutes les cités grecques et de toutes les îles : Vespasien rappelait le sort de Clodius Macer et de Scribonianus, tués le lendemain de leur révolte. En vain Titus faisait valoir que deux mille hommes tirés des légions de Mésie l’avaient déjà proclamé à Aquilée : Vespasien répondait que ces deux mille hommes étaient aussitôt rentrés dans le devoir. Titus, désespéré, sentait l’occasion lui échapper, s’il laissait à Vitellius le temps de s’affermir. Mucien, mandé par lui, vint de Syrie pour décider Vespasien. Après plusieurs entretiens secrets, il lui tint devant tous ses officiers le langage le plus propre à le décider et au besoin à le compromettre. Le discours que Tacite lui prête[1] convient bien à ce personnage énergique et fastueux qui a entraîné Vespasien, lui a frayé la route, s’est complu, une fois à Rome, à faire sentir à tous que Vespasien lui devait l’empire, et plus tard le rappelait volontiers à l’empereur lui-même par son indolence voluptueuse ou par ses sarcasmes. L’exemple de Mucien enhardit les plus timides ; on pressa Vespasien. Titus, qui le savait superstitieux comme tout bon Romain, lui rappela les présages qui depuis longtemps annonçaient sa grandeur, les prophéties du prêtre du mont Carmel ; mais ce qui devait surtout frapper cet esprit sensé, c’était le sentiment de sa situation. On l’avait si bien compromis qu’il ne lui restait plus d’autre parti que la rébellion. Il s’y résigna, promit de s’y préparer, ne laissa aucun doute à Mucien, qui retourna dans son gouvernement, accablé de caresses par Titus. Toutefois il remettait toujours : entre la résolution et l’action, l’intervalle eût été long, si Titus n’eût brusqué le dénoûment.

  1. Histoires, livre IV, § 4.