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chasseur. La Fontaine montre un cerf couru, Buffon ce que penserait un homme chassé et agissant comme un cerf. Ce n’est plus du tout la bête, ce n’est pas tout à fait l’homme. Qui ne connaît un troisième récit de la chasse dans lequel chacun apparaît à son rang, l’animal, les hommes et les chiens ?

Une heure là dedans notre cerf se fait battre.
J’appuie alors les chiens et fais le diable à quatre.
Enfin jamais chasseur ne se vit plus joyeux.
Je le relance seul, et tout allait des mieux,
Lorsque d’un jeune cerf s’accompagne le nôtre :
Une part de mes chiens se sépare de l’autre,
Et je les vois, marquis, comme tu peux penser,
Chasser tous avec crainte et Finaut balancer !
Il se rabat soudain, dont j’eus l’âme ravie,
Il empaume la voie, et moi je sonne et crie :
A Finaut ! A Finaut ! et resonne à loisir.

Combien paraît fausse la théorie de Buffon sur le style, et combien peu nuit à l’élégance l’emploi des termes techniques ! Buffon disait : « Il est impossible d’écrire dans notre langue quatre vers de suite sans y faire une faute, sans blesser ou la propriété des termes, ou la justesse des idées. » La rime et la mesure n’ont point empêché Molière ni La Fontaine d’exprimer précisément ce qu’ils voulaient dire, et si l’un des trois auteurs paraît guindé et embarrassé d’accommoder le langage à sa pensée, c’est certes celui qui écrit en prose.

On en pourrait citer maint autre exemple, et montrer qu’un seul vers bien fait donne une idée plus nette d’un objet qu’une longue description. La Fontaine a mieux gravé dans la mémoire l’image disgracieuse d’un oiseau, « le héron au long bec emmanché d’un long cou, » que ne le fait Buffon dans le morceau oratoire qui commence ainsi :


« Si la nature s’indigne du partage injuste que la société fait du bonheur parmi les hommes, elle-même dans sa marche rapide paraît avoir négligé certains animaux qui, par imperfection d’organes, sont condamnés à endurer la souffrance et destinés à éprouver la pénurie ; enfans disgraciés nés dans le dénûment pour vivre dans la privation, leurs jours pénibles se consument dans les inquiétudes d’un besoin toujours renaissant ; souffrir et patienter sont souvent leurs seules ressources, et cette peine intérieure trace sa triste empreinte jusque sur leur figure, et ne leur laisse aucune des grâces dont la nature anime tous les êtres heureux. »


Est-il certain que le héron soit très malheureux ? Comment le saurait-on ? Dans le système de Buffon, comment le saurait-il lui-même ? La supériorité de La Fontaine est évidente ici. Aucun écrivain ne s’entend mieux à peindre d’un seul vers l’apparence et le