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venir en ce temps chez la fourmi. Pourquoi y vient elle ? Parce que, dit La Fontaine, son garde-manger est vide. Elle n’a

Pas un seul petit morceau
De mouche ou de vermisseau.


Or la cigale ne vit que de substances végétales et particulièrement de la sève des arbres. Elle ne pourrait tirer aucun profit des mouches gardées pour l’hiver par la fourmi. Elle l’implore :

La priant de lui prêter
Quelque grain pour subsister
Jusqu’à la saison nouvelle.


Elle s’adresse fort mal et ne sait point ce que de si près elle devait savoir ; la fourmi est carnivore, et dans ses demeures, si habilement construites et distribuées, on ne trouve pas un seul grain d’aucune espèce. La cigale se plaint donc de n’avoir point fait de provisions dont elle ne pourrait se servir, et elle voudrait que la fourmi lui prêtât ce que celle-ci ne saurait posséder. C’est demander du foin à un tigre. Encore n’y a-t-il là non une inadvertance, mais une opinion bien arrêtée. Ailleurs encore, La Fontaine assure que la fourmi se nourrit seulement de substances végétales. Cet insecte, dit-il,

Vit trois jours d’un fétu qu’elle a traîné chez soi.


C’est à peu près comme si l’on accusait les hommes de manger les pierres à bâtir. Si les fourmis traînent parfois des brins de paille ou de bois, si nous ne sommes point choqués de ce que le singe de Jupiter vint un jour

Partager un brin d’herbe entre quelques fourmis,


c’est que les fourmilières sont en partie construites de tels matériaux.

Le caractère de l’insecte est-il mieux observé que ses habitudes et ses goûts ? Cela est douteux. Ces petits êtres ne sauraient représenter l’égoïsme, l’avarice, la méchante raillerie de celui qui possède contre celui qui n’a rien. Peu d’animaux sont au même degré bienfaisans et secourables. Les abeilles n’ont pas plus de soins pour les petits et les ouvrières. On a vu des fourmis sauver leurs semblables qui se noyaient, et faire preuve d’une industrie, d’une prévoyance, d’une abnégation peu communes. Elles ont le tort d’avoir des esclaves ; mais les hommes ont-ils droit de le leur reprocher sérieusement ? Ces esclaves sont plutôt des troupeaux. Avec le nom change le crime, paraît-il, et ce qui est défendu devient légitime. Ces troupeaux sont composés de pucerons, qui, pour la plupart, étant