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invention ne consiste pas à mettre bout à bout des fantaisies creuses ; si par malheur on leur propose ce travail ingrat, sorte de casse-tête, ils n’y réussissent pas mieux que nous. Faisons de l’art national.

Nous résumerons en les groupant plusieurs des idées émises. Qu’est-ce que le goût ? N’est-ce pas le produit, la résultante, si l’on préfère, des forces auxquelles obéissent les hommes d’un pays ? Les traditions, le climat, la race, les mœurs, les habitudes, les institutions religieuses et politiques, les besoins, les aspirations des sociétés, en sont les élémens essentiels. Tout être en possession de la faculté de comparer a un goût à lui. L’ensemble des goûts particuliers forme ce goût collectif qui varie avec l’âge, la période de développement social des nations. En ce sens, il n’est pas exact de dire à telle époque, chez tel peuple, le goût a fait défaut. Qu’il ait été dépravé par insuffisance d’éducation, par suite de directions mauvaises, soit ; en réalité, il a existé, il existe, il existera toujours un goût. Le sauvage a son goût, qui le porte aux premiers essais de cette peinture rudimentaire si ridicule suivant notre sentiment, à ces ornemens sur son propre corps qui l’embellissent ou lui donnent un aspect formidable aux yeux de ses ennemis. Il se tatoue. C’est un amateur qui porte toujours avec lui sa galerie de tableaux. L’enfant a son goût qui l’entraîne vers ce qui brille, de même que dans les campagnes le paysan non dégrossi a le sien. Ils veulent en peinture les couleurs dures, éclatantes, heurtées ; il leur faut en musique le tambour et les clairons, les cymbales, la grosse caisse, les mouvemens accentués. Il est tels pays dans lesquels le mot rouge ou brillant veut dire beau. Certes il y a encore dans nos civilisations modernes, même parmi les adultes, des hommes qui sont restés enfans et demi-sauvages. Que cela soit regrettable, cela ne fait aucun doute ; mais il est bon de le constater avant d’essayer d’y porter remède. Une foule d’hommes vivent au milieu de la nature sans y rien comprendre, comme si elle leur était étrangère. Combien ouvrent les yeux sans voir ! Combien à qui le spectacle souvent curieux de l’entourage ne parle pas plus qu’un livre ouvert à celui qui n’a pas la clé des lettres de l’alphabet ! Nous n’essayons pas assez de reproduire simplement tout ce qui frappe nos regards ; et alors l’attention, l’observation, la mémoire, facultés maîtresses de l’intelligence, subissent avant l’heure un arrêt dont nous pourrions nous préserver.

Si le goût actuel avait besoin d’être expliqué, l’explication ne serait pas difficile à trouver. La perte de quelques-unes de nos traditions d’art, emportées sur les champs de bataille avec les individus qui en étaient dépositaires durant le cours de guerres presque sans exemple au commencement de ce siècle, l’amour de l’éclat et