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1868, dans la presqu’île de Malacca, et aperçu un spectre composé de neuf raies très brillantes, qui se détachaient sur un fond gris-cendré. M. Janssen toutefois fut le seul à reconnaître d’abord la nature chimique des protubérances. Pendant l’éclipse même, il fut illuminé d’une idée soudaine : les raies se montraient à lui si brillantes qu’il eut la pensée audacieuse de les retrouver après l’éclipse. « Je reverrai ces lignes-là, » dit-il à ses aides, et il les revit en effet, et chacun aujourd’hui peut les voir, en tout temps, sans attendre les lointaines échéances des éclipses.

La méthode qui germa dans l’esprit de M. Janssen, pendant un de ces instans où toutes les forces de l’esprit sont tendues vers un seul but, est fondée sur les propriétés contraires du spectre discontinu des protubérances et du spectre continu de la lumière solaire. Imaginez que par une fente vous regardiez une tranche du soleil surmontée d’une protubérauce ; la protubérance restera invisible. Interposez entre cette fente et l’œil un premier prisme ; la tranche solaire s’ouvrira, s’élargira, deviendra un ruban de toutes couleurs ; la protubérance sera encore invisible. Multipliez les prismes : chacun d’eux étendra le ruban solaire, le laminera en quelque sorte, éteindra l’éclat des couleurs. Au contraire le spectre de la protubérance, formé de quelques raies colorées, est comparable à un faisceau que chaque prisme rendra plus lâche, mais dont il n’altérera pas sensiblement l’éclat. Il arrivera donc un moment où, à côté du ruban solaire démesurément pâli, on commencera à apercevoir, comme de petites flèches, les raies minces et colorées de la protubérance. Le 19 août, le lendemain même de l’éclipse, M. Janssen, possédé de cette idée, se leva dès trois heures du matin et attendit le soleil avec impatience. « Voici, dit-il, comment je procédai. Je plaçai la fente du spectroscope sur le bord du disque solaire dans les régions mêmes où la veille j’avais observé les protubérances lumineuses. Cette fente, placée en partie sur le disque solaire et en partie en dehors, donnait par conséquent deux spectres, celui du soleil et celui de la région protubérantielle… J’étais depuis peu de temps à étudier la région protubérantielle du bord occidental quand j’aperçus tout à coup une petite raie rouge brillante de 1 à 2 minutes de hauteur, formant le prolongement rigoureux de la raie obscure C du spectre solaire (pour se retrouver dans le spectre, on a donné, je l’ai dit, des noms de lettres aux raies de Fraunhofer)… Peu après, je constatai que la raie brillante F se montrait en même temps que C. »

Cette expérience mémorable resta assez longtemps inconnue en Europe. Pendant que M. Janssen découvrait dans l’Inde un moyen d’observer les protubérances solaires en tout temps, d’en suivre les