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Je fis à cette occasion la connaissance des garde-freins (breakmen), dont l’emploi, dans les parties accidentées que parcourt la voie ferrée, n’est point une sinécure, et qui doivent toujours être attentifs au sifflet de la locomotive, les avertissant qu’ils doivent serrer ou desserrer le frein. Quelques-uns d’entre eux en savaient plus long sur les actes et les mœurs des ouvriers qui avaient construit la ligne que des fonctionnaires d’un rang élevé, et j’ai passé de longues heures, assis sur le marche-pied du wagon, à écouter les étranges histoires de débauches, de souffrances et de violences dont le cerveau du breakman était meublé. Ces récits étaient fréquemment interrompus par une manœuvre à exécuter ; mais ils étaient ordinairement repris avec un « je vous disais donc, » articulé d’un ton qui prouvait que mon narrateur aimait autant à raconter que moi à écouter ses histoires. Je le soupçonne d’avoir quelquefois fardé la vérité ; mais, somme toute, je lui dois de la reconnaissance.

En quittant San-Francisco, l’on m’avait dit que j’aurais le plaisir de voyager jusqu’à Omaha avec trois jeunes femmes de la meilleure société de la ville. On m’en avait fait le portrait, et j’étais porteur d’une lettre d’introduction pour l’une d’elles. Le temps avait manqué avant notre départ pour une présentation en règle ; mais on m’avait assuré que parmi les passagers du premier train, dont je faisais partie, il ne me serait pas difficile de reconnaître trois personnes de la bonne compagnie californienne. La tâche cependant n’était point aisée. Les premières stations de la ligne, en communication régulière avec Sacramento et San-Francisco depuis plusieurs années, ont quelques habitans riches qui suivent scrupuleusement les modes de la capitale, et parmi mes compagnons de voyage je vis, d’abord un si grand nombre de jolies et élégantes Californiennes, que je dus me fier au hasard pour être introduit auprès des personnes dont mes amis m’avaient parlé. Le soir, cependant, toute difficulté avait disparu. Avant d’atteindre le sommet de la Sierra-Nevada, notre société s’était, en un certain sens, épurée. Elle ne se composait plus que de voyageurs à destination d’Elko et d’Omaha, c’est-à-dire de mineurs, de spéculateurs et d’aventuriers se rendant aux fameuses mines d’argent de White-Pine (sapin blanc), et de quelques personnes clair-semées que leur tournure, leur bagage, leur façon d’être, décelaient pour appartenir à une autre classe de la société. Parmi ces dernières, il n’y avait que quatre femmes, et je n’eus plus aucune difficulté à trouver Mme M…, et à lui remettre ma lettre.

On peut dire qu’en Amérique la présence d’une femme est une sorte de protection pour l’homme qui l’accompagne. Quant à une sauvegarde pour elle-même, elle ne semble jamais en avoir besoin.