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enfin à marcher au hasard dans la ville avec tout l’appareil militaire qu’il pouvait déployer. Une certaine agitation se manifeste alors dans la foule, et nous voyons accourir un fonctionnaire important par son abdomen, mais chétif par son emploi ; il nous annonce, chose peu vraisemblable, que nous ne sommes pas attendus, et qu’on n’a rien préparé pour nous recevoir ; il ajoute que, le roi ne se souciant nullement de nous voir occuper le caravansérail situé près de son palais, il faut, provisoirement au moins, nous contenter de la petite maison noire et sale qu’il nous indique. Si le ton de ce chambellan était poli, son langage était impératif. M. de Lagrée consentit à occuper un logement maussade et délabré ; mais il exprima l’intention formelle de voir le roi le lendemain et de s’expliquer avec lui. Il fallut convenir du cérémonial. Sa majesté refusait de se lever pour nous recevoir à notre entrée dans la salle du trône ; elle voulait nous contraindre à demeurer assis par terre en sa présence, à peine étions-nous dispensés de frapper le sol du front et de ramper à la manière des indigènes. M. de Lagrée ayant énergiquement repoussé ces prétentions, le plénipotentiaire du roi céda lui-même sur tous les points, et dans l’après-midi du 1er mai 1867 nous avons eu l’honneur d’être reçus par le souverain de Luang-Praban, qui daigna faire trois pas en avant et subir nos poignées de main. Son trône était un petit sofa de bois doré, incrusté de verre à la base. Le roi s’y accroupit en mâchant son bétel, tandis que nous prenions place sur des bancs. C’était un vieillard à la physionomie ridée, ayant de sa dignité une idée si haute qu’elle lui permettait à peine de desserrer les dents. Il ne répondait guère à nos questions, et se gardait bien de nous en adresser lui-même. Les seigneurs de la cour et les gardes du corps étaient agenouillés des deux côtés dans toute la longueur de la salle, tenant dans les deux mains des sabres ou des fusils avec l’air martial de sacristains qui portent les cierges un jour de procession. Le roi voulut bien examiner les présens que M. de Lagrée lui offrit, et nous nous retirâmes, non sans avoir de nouveau serré la main royale.

Il était facile de voir à la froideur de cette réception que nous avions affaire à un homme aux yeux duquel des lettres de Siam n’étaient pas une suffisante garantie ; on eût dit qu’il tenait à bien marquer cette quasi-indépendance, et qu’il voulait nous connaître avant de nous témoigner ses sentimens. Il nous autorisa cependant à séjourner chez lui, et nous fit même inviter à désigner l’emplacement de notre logis, qu’il se proposait de faire construire à ses frais. Notre choix s’arrêta sur un terrain consacré par les ruines d’une pagode, ce qui donna lieu à d’innombrables recommandations. Il fallut s’engager à ne rien tuer dans l’enceinte de notre campement, à ne pas souiller le sol des traces de notre humanité, à