Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 84.djvu/475

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous étions au printemps. C’est qu’en effet, dans ces régions trop aimées du soleil, le renouveau se fait brusquement; on ne s’aperçoit pas de ce long travail de germination qui dans nos climats tempérés fait monter par degrés la sève dans la nature et donne tant de charme au printemps. C’est une sorte de coup de théâtre dont l’homme jouit par les yeux, mais auquel le reste de son être ne participe pas. La terre ailleurs semble avoir conscience de sa transformation : elle secoue son linceul de frimas et fait un effort visible pour sortir du tombeau ; ici au contraire elle paraît obéir passivement à des influences secrètes. Ce n’est plus Lazare ressuscité, sortant de l’ombre pour renaître à la lumière et sentant circuler la vie avec un redoublement d’intensité; c’est une odalisque qui se réveille, se tourne mollement vers son miroir et pose des fleurs dans ses cheveux.

En face de Paclaï, le fleuve est paisible et peu large; il est endigué entre deux berges de pierre droites comme celles d’un canal. On pourrait le croire creusé de main d’homme, n’était sa profondeur. Voilà du moins l’impression reçue par le voyageur qui l’observe en avril, au dernier mois de la sécheresse, car l’aspect change totalement avec les saisons. Le lit occupé par le fleuve durant les grandes eaux est bordé de sable blanc et affleure les arbres de la forêt; le lit des eaux basses, à 15 ou 19 mètres au-dessous, sillonne un fond rocheux souvent semé de pierres colossales. A peu de distance du village, nous voyons encore les débris d’un vaste établissement de pêcheurs; on dirait les ruines d’une grande ville en bambous. Sans compter les autres élémens de richesse qu’il répand sur ses rives, le fleuve renferme dans ses eaux limoneuses de nombreuses espèces de poissons qui entrent pour une forte part dans l’alimentation ordinaire des Laotiens. Ceux-ci, indolens et rebelles au travail, préfèrent la pêche à la culture ; le soir venu, ils abandonnent avec joie leurs rizières pour visiter les engins posés le matin aux bons endroits, ou bien ils jettent des lignes flottantes que le courant emporte en même temps que leurs nacelles. Nous avons acheté pour un tikal, pièce de monnaie siamoise qui vaut un peu plus de 3 francs, un poisson long de 1m, 50 et gros comme un porc engraissé; sa chair avait la couleur et la consistance de celle du bœuf. La prise d’un de ces monstres est une bonne fortune pour une famille. On découpe la bête en lanières, on la fume, et voilà de la nourriture pour longtemps.

Nous quittâmes Paclaï le 19 avril pour nous diriger vers la capitale du royaume de Luang-Praban, dont cette bourgade fait déjà partie. Les collines s’élèvent, se rapprochent, et encaissent le fleuve, dont une bordure de rochers gris et dentelés les sépare. Elles sont couvertes d’une végétation admirable. Les troncs blancs de certains