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de moi-même; mes jambes allaient comme une mécanique montée et sans recevoir assurément l’impulsion du cerveau. Le sentier s’enfonça enfin dans une forêt de bambous; mais notre guide s’obstinait à marcher derrière nous, et si nous arrivâmes à Sien-Kan, ce fut grâce au fleuve, dont le mugissement lointain dirigeait notre marche.

Sien-Kan, appelé aussi Muong-Maï, Muong-Neuf, par opposition à Muong-Cao, Muong-Vieux, est un chef-lieu de district dépourvu d’originalité comme d’importance. Malgré l’absence du gouverneur, alors en visite chez l’un de ses confrères des bords du Ménam, nous fûmes bien reçus. On nous attendait, et notre habitation, préparée d’avance, était construite sur le modèle de celles que nous avions antérieurement occupées. Le voyage perdait tous les jours à mes yeux quelque chose des charmes dont mon imagination s’était plu à l’entourer. L’illusion n’était plus possible; tant que nous serions en pays siamois, il n’y avait pas la plus légère aventure à espérer. On aurait eu de meilleurs chances sous ce rapport en traversant les Abruzzes.

A Sien-Kan, une vive émotion nous était cependant réservée. Quelques marchands ambulans s’arrêtèrent auprès de notre établissement. Dans ces contrées, où sont ignorées la grande et la petite presse, les négocians sont des chroniques vivantes; ils causent tout en vendant, et approvisionnent leurs pratiques de commérages et de cotonnades. Bientôt la plus étonnante, la plus accablante des nouvelles s’échappe de leur boutique et vient nous foudroyer. Les Anglais sont à Luang-Praban, ils arrivent du royaume de Xieng-Maï, et forment une colonne d’explorateurs composée de plusieurs officiers et d’une nombreuse escorte. Un général qui voit ses combinaisons détruites et la perte d’une bataille assurée par une manœuvre de l’ennemi, un artiste qui reconnaît sa propre inspiration dans le tableau d’un rival, ne sont pas plus cruellement frappés au cœur que nous ne l’avons été nous-mêmes par l’annonce d’un événement qui déflorerait notre œuvre, et nous en ravirait tout l’honneur. C’est sous la pénible impression causée par ces rumeurs que nous quittons Sien-Kan, réfléchissant à la triste figure que nous allons faire en présence de nos rivaux, nous partis depuis près d’une année et devancés par eux. Les incommodités matérielles viennent en outre contribuer à rembrunir les fronts. Nous ne pouvons réunir un nombre suffisant de pirogues, et il faut se loger deux par deux dans ces étroites prisons. Un Laotien nous informe en passant que les Anglais ont quitté Luang-Praban, qu’ils descendent rapidement le fleuve, et que nous allons bientôt apercevoir leurs radeaux. Ils ne continuent pas leur voyage au-delà de Luang-Praban, excellente nouvelle! mais ils descendent le Mékong, contre-temps déplorable!