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à sec offrait alors un spectacle curieux. La plupart des roches dont il est hérissé sont vivement colorées. Parfois on s’imagine marcher entre des murailles de marbre poli. Un petit torrent coulant sur un fond bleu et blanc formait une délicieuse mosaïque naturelle qui semblait faite de lapis et d’albâtre. Nous campâmes enfin sur le sable dans des huttes improvisées. Du haut du rocher où flottaient les couleurs nationales, nous avions à nos pieds l’un des plus puissans fleuves de l’Asie réduit à deux bras moins larges que ceux de la Seine autour de l’île Saint-Louis ; mais quand on jetait la sonde, elle se perdait dans un gouffre. Nos cabanes de feuillage occupaient le centre d’une immense arène entourée de collines en amphithéâtre. Les animaux sauvages s’appelaient et se répondaient autour de nous ; nous entendions le cri rauque des cerfs et aussi, vers le soir, la note plus aiguë du tigre, invisible ennemi contre les attaques nocturnes duquel les Laotiens se protégeaient en élevant sur la lisière de la forêt une petite chapelle à Bouddah. Ils tiennent à la vie, ces pauvres êtres qui, s’il fallait en croire certains commentateurs, aspireraient au néant, terme suprême de la seule félicité promise par leurs croyances ; ils y tiennent comme les plus misérables de nos paysans, et, comme ceux-ci, quand ils la croient exposée, ils s’efforcent de la défendre par un acte de foi, une prière fervente.

Si les barques les plus légères s’arrêtent en remontant le fleuve à certains points dangereux, il n’en est pas ainsi lorsqu’il s’agit de le descendre. Alors un pilote exercé s’abandonne au courant, et dirige d’un coup hardi de sa pagaie son esquif emporté avec une rapidité vertigineuse. De grands radeaux couverts, dont quelques-uns ont 20 mètres de longueur, se livrent même à cette périlleuse navigation ; bien qu’ils aient à peine assez de place pour tourner dans des coudes brusques où le fleuve n’a pas 40 mètres de large, les naufrages sont rares. J’ai visité un de ces vaisseaux marchands chargé d’ivoire et de balles de coton. Cette dernière plante est cultivée dans toute la région que nous traversons sur une échelle assez grande malgré la rareté des villages.

Les influences débilitantes du climat avaient notablement amorti notre ardeur pour la chasse, et notre cuisine en souffrait. Nous demeurions le moins longtemps possible campés loin des villages, pour échapper au supplice d’entendre, avec l’estomac vide, bramer un hypothétique rôti dans les fourrés d’alentour. Le chef-lieu de province le plus voisin de nous était Sien-Kan, où nous nous rendîmes à pied, marchant tout le jour sur le sable brûlant sans un abri possible contre l’ardeur du soleil. Il faisait une chaleur telle que les indigènes eux-mêmes ne passaient pas auprès d’une flaque d’eau sans y plonger la tête. Dans ces circonstances, les oreilles me tintaient, je regardais sans voir, et je perdais entièrement conscience