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Nous quittâmes Vien-Chan le 5 avril 1867 dans l’après-midi. À partir de ce point, l’aspect du pays se transforme. Le fleuve s’encaisse entre des collines qui deviennent bientôt des montagnes, et poussent jusque dans les eaux comme des racines rugueuses de rochers. Le lit étroit du Mékong semble littéralement encombré ; malgré les petites dimensions et l’extrême légèreté de nos barques, nous devons nous arrêter pour prendre des guides capables de nous diriger à travers les écueils. Bientôt le courant devient si fort, les masses de rochers abruptes sont si difficiles à tourner, qu’il faut abandonner gaffes et pagaies pour s’atteler à d’énormes cordes de rotin. Des Laotiens, montés sur des blocs de grès rongés par l’eau, s’accrochent d’une main aux anfractuosités de ces roches déchiquetées, et de l’autre tirent vigoureusement les barques à eux en poussant des cris sauvages. Avec leurs câbles, leurs longues perches ferrées, on les prendrait pour ces pillards de mer qui au XVe siècle vivaient grassement en Bretagne du produit des naufrages. Quand il s’agit de doubler une pointe autour de laquelle l’eau bouillonne ou de rejoindre l’autre rive au milieu des tourbillons, le patron de nos pirogues ne manque pas d’adresser au ciel des supplications retentissantes.

Pendant plusieurs jours de navigation, les rives du Mékong sont à peu près désertes. C’est à peine si de loin en loin quelques cases, construites en moins de temps qu’il n’en faudrait pour dresser des tentes, viennent rappeler qu’il existe des hommes dans ces forêts. Les habitans de ces fragiles demeures doivent au difficile accès de leur séjour d’échapper le plus souvent aux corvées. Aussi ne consentaient-ils pas sans peine à prêter main forte à notre équipage épuisé de fatigue. C’est sur l’intérêt de notre propre sûreté qu’ils s’efforçaient ordinairement de fonder leur refus, le fleuve étant, disaient-ils, à ce moment de l’année, considéré comme impraticable. Nous étions parfois obligés de reconnaître que ces braves gens n’avaient pas absolument tort. Les rochers se multipliant et les eaux se précipitant avec fureur contre les obstacles, il devint même bientôt évident que nous ne pouvions sans péril avancer davantage. Nous déchargeâmes donc nos barques, et, avisant des négocians qui passaient fort à propos, le petit mandarin chargé de nous conduire les força de déposer leurs marchandises sur le sable et de se charger de nos propres bagages. Ils se virent contraints de faire ainsi plusieurs kilomètres, et quand nous voulûmes payer leurs services, ils ne pouvaient s’expliquer cette libéralité, trop accoutumés à la violence pour attendre quelque chose de la justice.

Nous étions en avril, c’est-à-dire au moment où les eaux sont le plus basses ; le Mékong ne formait plus que deux ruisseaux torrentueux d’une immense profondeur. La partie de son lit qu’il laissait