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forcé au travail libre au moyen des combinaisons d’atelier qu’ils imaginent et de leurs propres capitaux qu’ils engagent. Dans la situation désespérée où se trouvaient les finances espagnoles, il n’y avait pas à songer à la première combinaison. Le second procédé était-il plus réalisable?

Depuis plusieurs années, une idée hardie et saisissante avait été jetée dans la circulation par un anonyme et discutée par les journaux ; séduisante pour le patriotisme local, elle avait pris peu à peu la consistance d’un système. On a vu que les produits de Cuba, particulièrement les sucres, sont tenus à distance des États-Unis par des droits énormes, en représailles des taxes presque prohibitrices au moyen desquelles la douane espagnole écarte de La Havane les marchandises américaines. Ayant absolument besoin de tenir ouvert le marché des États-Unis, puisqu’il y place 62 pour 100 de sa principale récolte, le planteur cubain est obligé de prendre à sa charge les droits différentiels, de sorte que, lorsqu’il a vendu pour 100, il reçoit en réalité 30 ou 40. L’excessif bon marché auquel le planteur cubain trouvait moyen de réduire ses prix est un phénomène commercial explicable seulement par la fertilité exceptionnelle de l’île et par les anomalies du travail esclave. Supposez au contraire que Cuba soit devenu un marché libre, n’ayant plus que des ports francs ouverts au commerce du monde entier, sans aucune taxe de douane ou de navigation ; il en résulterait deux changemens décisifs au profit de l’industrie cubaine. En premier lieu, elle pourrait obtenir des États-Unis la réciprocité, sinon absolue, au moins dans une large mesure, et gagner ainsi toute la portion de profits qu’elle est obligée d’abandonner en compensation des taxes qui repoussent ses sucres actuellement. En second lieu, ayant la faculté d’acheter sous le bénéfice de la libre concurrence son pain, bon vin, ses vêtemens, son outillage, elle paierait toutes ces choses moitié moins qu’aujourd’hui, ce qui abaisserait le prix de revient de sa production. De cette façon, le double avantage résultant d’une fabrication beaucoup moins dispendieuse et d’une vente beaucoup plus lucrative laisserait en ses mains des sommes considérables que l’on consacrerait à l’organisation du travail libre. Les créoles de Cuba, ne répugnant pas à l’émancipation des noirs, la désirant au contraire, étant d’ailleurs en mesure de s’attacher les affranchis par un traitement généreux, n’auraient pas à craindre la suspension du travail. L’abolition de l’esclavage, cette opération si dangereuse ordinairement, ouvrirait au contraire une ère de prospérité et d’apaisement.

Au moment où ce plan fut livré à la publicité vers 1863, ce ne pouvait être qu’un rêve, mais c’était assurément le rêve d’un homme pratiqua. L’auteur du projet est M. Miguel de Embil, un des princi-