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lourde main de ceux qui ont renversé leurs maris et leurs pères? Ne seras-tu jamais rayée des langues humaines, parole abominable, toi qui dis : malheur aux vaincus !» A la bonne heure ! ce n’est plus le démocrate de fantaisie jouant avec les passions et les crimes de la politique; on reconnaît ici le cœur de l’homme et le cri du poète.

Les trois romans de M. Spielhagen avaient paru coup sur coup, de 1860 à 1863. Tout en combinant ces vastes peintures, il avait trouvé le temps d’écrire deux nouvelles d’un ton bien différent, la Douzième heure et la Rose de la cour. La première est une étude psychologique où règne une morale austère; la seconde met en présence les deux sociétés qui se partagent l’Europe, ancien régime et démocratie, pour les réconcilier dans l’amour. Il y a là quelque chose de la grâce de M. Jules Sandeau; en lisant la Rose de la cour, on songe à Mademoiselle de la Seiglière. Est-ce le signe d’une direction nouvelle chez l’ardent écrivain? Je n’ose encore le croire. M. Spielhagen a fort à faire avant d’assurer l’équilibre de ses facultés. Il s’occupe aujourd’hui de mettre en scène le socialisme germanique des derniers temps. Tel est le sujet de deux récens ouvrages, Serrons les rangs, l’Enclume et le marteau, qui ouvrent la seconde série de ses études sur la société contemporaine. Attendons pour juger; la suite nous dira si cet esprit tumultueux est en train de régler ses forces, si cette nature problématique a su trouver sa voie et se débarrasser du pessimisme.

Il y a une douzaine d’années, signalant ici même l’apparition des doctrines de Schopenhauer, je disais que plusieurs des critiques les plus compétens, M. Erdmann, M. Rosenkranz, M. Hermann Fichte, avaient traité le bouddhiste du XIXe siècle comme un malade de génie, digne de sympathie et de respect. « Il y a en effet, ajoutais-je, à travers tant d’extravagances la trace d’une poésie sombre et quelquefois grandiose dans l’inspiration générale de ce système. Le poète favori de M. Schopenhauer, c’est Calderon, parce que Calderon écrit un drame intitulé la Vie est un songe. Il cite avec amour l’auteur de la Vida es sueño, comme il cite les religions et les cosmogonies orientales. Pour lui aussi, la vie est un rêve, un rêve affreux, un cauchemar étouffant, et la douleur que lui cause cette découverte est souvent empreinte d’une majesté lugubre. Que sont les vagues tristesses de Werther, de René, d’Obermann, de Childe-Harold, auprès de la souffrance du métaphysicien persuadé que ce monde où nous sommes n’est que l’irréparable erreur de la volonté infinie? Ces délires ont excité la curiosité de l’Allemagne, comme un poème indien qu’on aurait tout à coup exhumé ; le poème une fois lu, l’Allemagne retournera à sa tâche. Le système du sage de Francfort ne séduira pas ce pays possédé du désir de l’action ; il est