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« Le baron se tut; Oswald ressentait une émotion singulière. Ce que l’étrange personnage avait exprimé sur un ton presque élégiaque, — contraste bien inattendu avec sa façon de parler ordinairement si rude, si brusque, — ce qu’il avait dit comme en rêvant, comme en se parlant à lui-même, c’étaient si bien les propres sentimens d’Oswald, sentimens nés en lui depuis l’enfance et sans cesse renouvelés par les épreuves de la vie, qu’il ressentit une sorte de frisson devant ce spectre de son âme. Cette question, qu’il semblait avoir posée lui-même, le laissa sans réponse.

« — Une chose, reprit le baron, qui me donne toujours fort à penser, c’est que l’homme est contraint de s’oublier lui-même plus ou moins, d’oublier plus ou moins son existence propre, avant de parvenir à cet état que, faute d’un autre terme, nous appelons le bonheur, et que plus cet oubli est profond, plus aussi ce bonheur nous semble complet. The best of live is but intoxication, dit lord Byron. Oui certes, l’amour, l’amour de Roméo et de Juliette, l’amour au nom duquel on court à la mort comme à une fête, n’est pas autre chose non plus qu’une ivresse! Dormir vaut mieux que veiller, dit la sagesse des Indiens; ce qui vaut mieux que tout, c’est la mort.

« — Et cependant, dit Oswald, il y a relativement si peu d’hommes qui se tuent!

« — Oui, cela est surprenant, répondit le baron, aujourd’hui surtout que la plupart d’entre eux ne redoutent pas ces rêves d’Hamlet qui pourraient troubler l’éternel sommeil.

« — Ne serait-ce pas une preuve que le malheur dont ils se plaignent n’a rien de si intolérable?

« — Peut-être. Peut-être aussi cela prouve-t-il seulement combien il est difficile à l’homme de rejeter sa dernière espérance. Pourquoi le voyageur égaré se traîne-t-il machinalement à travers la neige des avalanches? Pourquoi tel naufragé des mers inconnues attend-il un demi-siècle l’apparition d’une voile? Pourquoi le condamné à vie ne se brise-t-il pas la tête contre les murs de sa prison? Parce qu’un faible rayon d’espoir, une confuse idée de salut brille encore dans l’enfer de leurs souffrances. Ce dernier rayon évanoui, il faut bien que la bonne vieille nuit, cette tendre mère, la douce, la bienfaisante nuit de la mort, reprenne son pauvre enfant égaré... Voyez, ajouta-t-il après une pause durant laquelle il avait rejeté par bouffées épaisses la fumée de son cigare, — j’ai deux ans de plus que vous, et il m’a été donné de connaître dans un court espace de temps une plus grande part de la vie que l’homme n’en voit d’ordinaire. J’ai ce que le vieillard de Leipzig souhaitait au jeune Wolfgang Goethe, l’expérience, la plus grande portion possible de l’expérience. Je sais que, pour moi et ceux qui me ressemblent, la vie n’a plus aucun espoir, et tout en me disant : Je ne puis