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Un pays sans traditions militaires ne peut subitement lever une bonne armée; il se passe quelque chose d’analogue dans les diverses branches de l’industrie agricole : on n’y improvise pas la victoire. Le succès s’y obtient lentement, année par année, au moyen d’essais patiens et d’améliorations successives. Les Indes orientales en particulier étaient un champ d’expérimentation où l’on ne devait s’avancer qu’avec la plus grande prudence. Il était facile de prévoir, si l’on avait pris la peine d’étudier les lois du pays, que l’on trouverait dans la singulière organisation de la propriété foncière l’origine de difficultés très sérieuses. Le climat devait opposer de son côté de graves obstacles à la production des qualités les plus demandées sur le marché anglais. Dans quelques grands districts, il est vrai, le coton était cultivé depuis longtemps; mais on ne pouvait pas y considérer cette culture comme naturalisée : les plantations étaient rares, peu importantes, partout conduites avec un empirisme routinier. Aussi, quel qu’ait été l’élan imprimé à la production cotonnière dans cette vaste région, la quantité de matière première qu’elles ont exportée n’a-t-elle apporté pendant la guerre de sécession qu’un secours insuffisant aux usines du Lancashire en détresse.

Le même phénomène s’est reproduit, et pour les mêmes causes, dans tous les pays qui s’étaient mis à faire pousser la plante magique dont la fibre se payait au poids de l’or. Au Brésil, en Égypte, dans l’archipel grec, en Turquie, on retrouve au début la même fièvre de spéculation, les mêmes convoitises ardentes incessamment ranimées par des prix exorbitans et les encouragemens d’une spéculation sans frein. Nous avons eu l’occasion de montrer dans une précédente étude[1] les péripéties que présenta dans ces contrées une campagne agricole menée avec une sorte d’aveugle furie, et de faire voir quels éphémères prodiges cette excitation malsaine avait réalisés. Ce beau feu ne pouvait durer; ces bénéfices fabuleux ont plutôt nui que contribué à la prospérité économique des pays qui s’étaient lancés à corps perdu dans cette voie. Il est tel d’entre eux, l’Égypte par exemple, où les meules des villages tournaient à vide, et où l’on trouvait difficilement, quelque argent qu’on en offrît, une mesure de blé à leur fournir; pas un pouce de terrain qui ne fût consacré au coton : il se vendait 250 francs les 50 kilogrammes.

Une réaction était inévitable; elle fut terrible. Ce furent les premiers symptômes de paix en Amérique qui en donnèrent le signal. Tout était artificiel dans les cours depuis quatre ans. C’est bien à tort que les filateurs étaient convaincus qu’il n’y avait pas sur la place un quintal de coton disponible; il existait des approvisionne-

  1. Voyez la Revue du 15 juillet 1866.