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tout roi de Prusse un soldat. Quelques jours plus tard, le Rubicon fut franchi.

La victoire dépassa tout ce qu’on avait osé espérer, — victoire bien méritée, si on considère non-seulement la vaillance de l’armée, mais les combinaisons politiques de M. de Bismarck, la justesse et la fermeté de son coup d’œil, la vigueur de son action, la rapidité qu’il sut imprimer à toutes ses mesures. Comme les neutres, comme les vaincus, les vainqueurs furent surpris par le caractère décisif de l’événement. Un mois avait suffi, et on tenait l’Autriche et l’Allemagne à sa discrétion. Quel usage allait-on faire de la victoire ? Il est permis de supposer que M. de Bismarck entrevit toutes les chances possibles. Diverses combinaisons durent se présenter à cet esprit si inventif et si fertile. Cet homme à la volonté de fer n’est pas un homme de parti-pris. Il a l’imagination souple, il sait se retourner.

« Il vous est impossible, nous disait un jour un conservateur libéral prussien en arpentant avec nous l’une des avenues du Thiergarten, il vous est impossible, à vous autres Velches, Français ou Romans, de comprendre notre premier. Un tel homme n’a pu naître qu’en Prusse, il n’a pu croître et grandir que sur le pavé de Berlin. Il y a en lui du Bursche d’université, du Junker, du lieutenant de la garde, du diplomate, du despote et du révolutionnaire, tout cela assaisonné d’une sorte de fantaisie ironique qui fait de lui un artiste et presque un poète. Aristocrate, il l’est jusque dans la moelle des os, non qu’il ait des préjugés ou le respect des traditions, mais par tempérament, par le goût et le talent de commander, par son immense mépris de la phrase libérale. Le fond de son âme est le scepticisme ; il ne croit qu’à la bêtise humaine, et il n’a jamais pris de sa vie les vessies pour des lanternes ; il les crève sans pitié. Hélas ! il ne respecte pas davantage nos pauvres petites lanternes libérales, il souffle malicieusement sur ces lumignons fumeux ; avec cela, radical dans l’âme, radical par sa méthode, par son peu de répugnance pour les moyens violens et sommaires, par son goût de trancher dans le vif… Non, continuait notre interlocuteur, cet aristocrate sceptique et radical n’est pas un type commun ; ce n’est pas un homme complet, je le veux bien, mais c’est un homme très compliqué. On admire beaucoup son audace, on admire aussi sa géniale et méphistophélique insolence, et soyez sûr que la Prusse s’est réjouie plus d’une fois d’être représentée dans ce monde par un insolent : elle sentait encore sur sa joue la rougeur du soufflet d’Olmutz ; mais l’insolence de M. de Bismarck n’est point raideur d’esprit étroit ni morgue de doctrinaire ; c’est un procédé, un moyen de gouvernement. Rien ne lui est plus antipathique que le doctrinarisme, et en ceci il est vraiment Prussien ; c’est le propre de la po-