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par les coulies chinois, qui passent à bon droit pour d’excellens terrassiers; puis le wagon est poussé en avant de la longueur du double rail qui vient d’être posé, et la même opération recommence. Les tracklayers (poseurs de rails) sont suivis par une brigade d’ouvriers qui assurent le rail avec toute l’exactitude nécessaire et qui le fixent au moyen de rivets et de boulons. Ce sont des mécaniciens qui sont chargés de ce travail, exigeant beaucoup d’expérience et un certain jugement. Une bande de Chinois s’avance derrière eux pour compléter l’ouvrage qu’ils ont commencé. Enfin vient l’arrière-garde, encore composée de Chinois, travaillant sous l’inspection de surveillans irlandais et allemands; armés de pioches et de pelles, ils recouvrent les extrémités des traverses de terre fortement tassée, afin de leur donner plus de solidité.

Pendant ce temps, les ingénieurs, inspecteurs et sous-inspecteurs des travaux se montrent sur tous les points. On les voit à cheval courir sans cesse le long de la ligne, corrigeant, louant, encourageant, s’assurant enfin que tout est vite et bien fait. Au front de la ligne, dans une voiture découverte, se tiennent M. Charles Crocker, l’inspecteur en chef, et M. Stonbridge, son premier aide-de-camp; ils sont là, attentifs et soucieux, la lorgnette à la main, surveillant l’action comme des généraux d’armée. A midi, l’on est à peu près certain de la victoire. Le gouverneur Stanford, président du chemin de fer central, perdra 500 dollars, qu’il a pariés avec M. Minckler, le chef des tracklayers, touchant la possibilité d’accomplir en un jour le travail proposé. Le boarding-house train (train-hôtel), composé de maisons en bois montées sur des roues et où les ouvriers blancs mangent et dorment, vient d’arriver. Les Chinois forment bande à part; mais leur dîner aussi (ils le prennent en plein air) est préparé d’avance, et tous, Caucasiens et Asiatiques, attaquent le repas avec la vigueur que donne la satisfaction d’une grande tâche bien remplie. Le repas est terminé, et l’on se remet à l’ouvrage avec une ardeur nouvelle. Les jours ne sont pas encore bien longs, et le soleil s’approche visiblement de l’horizon. Les ombres s’allongent et prennent des formes fantastiques; mais on ira jusqu’au bout. Tout le monde semble électrisé : de lourdes masses de fer sont enlevées, portées, posées, ajustées avec autant d’aisance que si le poids en avait miraculeusement diminué ; les clous, rivets, boulons, semblent trouver d’eux-mêmes leurs places; les marteaux volent, les chevaux galopent leur plus grand train. «En avant, John Chinaman ! Du courage. Paddy ! Allons, allons, nous n’avons pas de temps à perdre! » Ainsi crient les surveillans, excitant les hommes au traTail comme on les exciterait au combat; mais c’est inutile : chacun fait de son mieux. Soudain tout s’arrête. Une grande clameur, des