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LA PRUSSE ET L’ALLEMAGNE.

le monde à compter avec eux. Qu’on ne s’avise pas de leur contester le droit d’avoir des fantaisies, de régler à leur guise leurs grandes et petites affaires ; ils prieraient les donneurs d’avis de passer leur chemin. Ils s’appartiennent ; s’il leur plaît de resserrer les nœuds de leur antique alliance, de se constituer en corps de peuple, sur tous les arrangemens qu’il leur convient de prendre ils n’ont à s’expliquer avec personne. Voilà une volonté claire et précise. En apparence, rien de plus simple ; en réalité, rien de plus compliqué : c’est un problème de hautes mathématiques, et les Allemands le savent bien. Si chères en effet que leur soient leurs ambitions et ces rêves de grandeur politique qu’ils caressent, ils ne sont pas hommes à leur tout sacrifier. Ils veulent l’unité ; mais ils sont très attachés à leur particularisme, qui est un souvenir, une coutume, une tradition, une garantie de bonheur. Souabes et Bavarois ne seraient pas fâchés de peser dans la balance des destinées de l’Europe de tout le poids d’une grande Allemagne unie ; ils désirent aussi rester Souabes et Bavarois ; l’unité qui assimile et qui nivelle n’est pas leur fait ; ils veulent être unis en demeurant indépendans. Première difficulté à résoudre. D’autre part, les Allemands veulent être forts ; mais par leur tempérament, par leurs habitudes d’esprit, ils sont l’un des peuples les plus sérieusement libéraux qui soient au monde. Le plaisir d’être grands et de faire peur ne pourrait leur tenir lieu de tout ; après un étourdissement passager, leur conscience protesterait contre leur gloire, et l’Allemand ne peut être heureux longtemps quand sa conscience ne l’est pas. Être forts sans cesser d’être libres, autre difficulté.

En 1866, quand on se fut remis de la surprise causée par l’éclatante et imprévue victoire de Sadowa, les libéraux allemands s’abandonnèrent à un mouvement de joie et d’espérance. L’Autriche venait d’être évincée de l’Allemagne, et l’Allemagne se voyait délivrée de ce dualisme qui avait pendant un demi-siècle paralysé ses forces et tenu ses rêves en échec. On ne fut pas longtemps à s’apercevoir que rien n’était résolu, qu’on n’avait fait que changer de crainte et de péril, que ce dualisme tant décrié était un préservatif contre l’absorption des petits états par les grands, que la Prusse, débarrassée de sa rivale, avait désormais les bras libres, et que ses bras ressemblaient à des serres, que le gouvernement et les partis prussiens ne prenaient véritablement au sérieux que la grandeur de la Prusse, qu’ils entendaient par l’unité de l’Allemagne la conquête de l’Allemagne, et qu’ils exploitaient l’idée allemande au profit de l’idée prussienne. Il se fit aussitôt un partage dans les esprits. Parmi les libéraux du sud, le plus grand nombre dirent et disent encore : « Nous voulons être Allemands ; à aucun prix, nous ne vou-