Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 84.djvu/22

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sujet, j’eus encore le plaisir de faire, en la personne d’un des principaux tailleurs de San-Francisco, une connaissance essentiellement américaine. Présenté par un ami californien au chef d’un grand établissement où je m’étais rendu pour me procurer quelques articles de toilette, il me fallut d’abord, bon gré mal gré, entrer dans des détails circonstanciés sur la situation politique du Japon. Mes récits ayant obtenu l’approbation du maître de céans, il poussa la bonté jusqu’à nous offrir un verre d’excellent whiskey que nous vidâmes, lui à mon heureux voyage, et moi à la prospérité du commerça californien en général et du sien en particulier. En passant, et comme on offrirait par exemple un cigare au milieu d’une conversation, on m’apporta les vêtemens que j’avais demandés, et le prix excessif en fut négligemment indiqué et encaissé. Nous nous séparâmes en échangeant de cordiales poignées de main ; je reçus en même temps du maître tailleur la satisfaisante assurance qu’il avait été heureux de faire ma connaissance, et qu’il comptait sur ma visite à mon retour dans le pays. — « C’est un particulier, dit mon ami en riant beaucoup de ma figure étonnée, qui a su se faire une belle fortune et qui s’est retiré des affaires. Ayant beaucoup d’activité dans l’esprit et ne voulant pas encore se reposer, il consacre ses loisirs à surveiller la confection de vêtemens, de chemises et de cravates; comme il lui serait impossible d’user et de garder pour lui tout ce qu’une vingtaine d’ouvriers travaillant jour et nuit lui fabriquent, il a la complaisance de céder le surplus de sa garderobe, moyennant un bénéfice raisonnable, à des amis qui, comme vous, lui ont été dûment présentés. » — « Et pourquoi, demandai-je, l’appelez-vous colonel? — Cela, je n’en sais rien, répondit mon ami; mais, s’il en a pris le titre, vous pouvez être assuré qu’il y a un droit incontestable, car il est homme à exiger ce qui lui est dû sans aller pourtant au-delà. »

C’est un fait avéré que l’on rencontre dans l’Amérique du Nord un très grand nombre d’hommes titrés ou qualifiés. Cette singularité, choquante parmi des républicains, s’explique en partie par les changemens fréquens et périodiques qui s’opèrent dans le personnel de l’administration et du gouvernement du pays. A l’avènement de chaque président, on voit, pour ainsi dire, disparaître toute une série de hauts fonctionnaires : le nouvel élu amène avec lui une armée d’hommes nouveaux, d’autant plus avides de tous les privilèges du pouvoir qu’ils savent d’avance combien est limitée la durée de leur triomphe. Ces dignitaires éphémères, en rentrant à leur tour dans la vie privée, conservent souvent la qualité attachée à la fonction qu’ils ont exercée. En outre les administrateurs ou directeurs de sociétés particulières n’hésitent point de leur côté à s’affubler en public du