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ner dans une région supérieure réservée aux grandes intelligences, et il dédaigne tout ce qui ne s’élève pas jusqu’à ce niveau. Rien n’est curieux comme le contraste qu’on remarque à cet égard entre Voltaire et d’Alembert, et qui éclate dans leur correspondance. Voltaire, inquiet, agité, s’irrite d’incidens mesquins, se préoccupe des attaques les plus viles, s’arrête à mille détails vulgaires, fait lui-même la cuisine de sa gloire. Rien de pareil chez d’Alembert; toutes ces choses triviales le laissent calme et indifférent; il n’a aucun effort à faire pour les mépriser, car, les yeux fixés plus haut, il ne les voit pas.

Après Clairaut et d’Alembert, l’académie eut une seconde moisson de grands géomètres. Laplace, l’illustre auteur de la Mécanique céleste, était un autre géomètre de race. Il se fit connaître de bonne heure par des mémoires qui marquaient la puissance de son esprit. Cependant l’académie se fit longtemps prier pour lui ouvrir ses portes. Il dut se présenter plusieurs fois avant d’être nommé adjoint, et ce n’est qu’en 1783, à l’âge de trente-quatre ans, qu’il obtint le titre d’associé. Sans doute, dans nos habitudes actuelles, c’est un jeune académicien qu’un homme de trente-quatre ans; mais il faut se reporter à l’époque dont nous parlons. L’académie n’était pas alors une retraite, on n’y entrait pas pour s’y reposer des fatigues d’une vie de travail. Elle voulait avoir un rôle actif, et attirait à elle, sur quelques promesses brillantes, des sujets encore tout pleins du premier feu de la jeunesse. Peut-être faut-il chercher dans le caractère de Laplace les motifs du retard qu’il subit. De bonne heure, Laplace manqua de simplicité, et les grands airs qu’il affectait déplaisaient fort à d’Alembert, alors très influent dans les choix académiques. — Lagrange, né à Turin, avait été recommandé par d’Alembert à Frédéric II, qui l’attira à Berlin; il ne devint Français qu’aux approches de 1789. « Il nous effacera tous, avait dit d’Alembert, ou du moins empêchera qu’on nous regrette. » Sans aller jusque-là, Lagrange a marqué sa place au premier rang des géomètres; son analyse ferme et lucide a joué un rôle décisif dans la solution des hauts problèmes astronomiques qu’agitait la fin du XVIIIe siècle. — Monge, fils d’un pauvre marchand ambulant, fut élevé par les oratoriens de Beaune, qui, frappés de ses heureuses dispositions, voulurent l’attacher comme professeur à leur ordre. Monge préféra entrer à l’école du génie de Mézières, embrassant ainsi une carrière où son humble naissance le condamnait à végéter dans les grades inférieurs. Il eut bientôt renouvelé tout l’art des fortifications, et fait jaillir comme d’une source ignorée les méthodes fécondes de la géométrie descriptive. Attaché comme professeur à l’école de Mézières, il fut appelé à Paris par Turgot, et entra en 1783 à l’Académie des Sciences. — Deux ans après, en 1785, l’académie s’attachait Legendre, sur qui son attention avait été appelée par de brillans succès