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ville est si jeune! vous verrez ce qu’elle sera dans cinquante ans! »

Les environs de San-Francisco sont arides et tristes, et n’offrent aucun attrait au promeneur. Sur les bords de la mer cependant, le paysage revêt en certains endroits un caractère de grandeur sauvage et menaçante. De noirs rochers plongent à pic dans les flots écumans, qui se ruent avec un bruit effroyable sur les brisans formés par les débris de quelques îlots dispersés irrégulièrement le long de la côte. En face de Cliff-house, dont j’ai parlé plus haut, il y a deux écueils battus et souvent submergés par les flots, et qui servent de refuge à de nombreux troupeaux d’énormes lions de mer. Une loi spéciale de l’état protège ces animaux contre les chasseurs. Ils s’aventurent si près du rivage que l’on distingue à l’œil nu chaque mouvement de leurs croupes luisantes et difformes, et leurs hurlemens lugubres se font entendre jour et nuit malgré l’intense clameur soulevée par la grande voix de l’Océan.

A quelques journées de marche de San-Francisco, dans le voisinage des hautes chaînes de montagnes, le paysage californien prend un caractère d’incomparable grandeur. La beauté de la vallée de Yosémité frappe d’admiration le voyageur. Les grands arbres (big rees), qui dans l’été forment un but fréquent d’excursion et dont un spécimen se trouve au Palais de Cristal de Londres, atteignent la hauteur de la flèche de Strasbourg. L’arbre, une espèce de cèdre, est appelé en Amérique Washingtonia, et nulle autre part au monde on n’a rencontré le pareil.


II.

Je devais enfin penser à me rapprocher davantage de l’Europe, but de mon voyage, et à quitter San-Francisco, où la plus agréable des sociétés m’avait retenu bien au-delà de mes intentions. Les journaux annonçaient d’ailleurs que le chemin de fer Central et le chemin de l’Union du Pacifique avançaient rapidement leurs travaux, que bientôt ils allaient se joindre, et que la plus longue ligne ferrée qui existe au monde, réunissant l’est à l’ouest de l’Amérique, San-Francisco à New-York, l’Océan-Pacifique à l’Océan-Atlantique allait être inaugurée d’un jour à l’autre. Puisque je me trouvais en Californie en un moment si propice, je me promis d’assister à un événement dont la portée au point de vue politique, commercial et civilisateur dépasse même les calculs de l’exagération américaine.

Je fixai, de concert avec quatre de mes compagnons de voyage, mon départ pour le lundi 10 mai 1869, jour où le premier train direct devait partir de San-Francisco, ou plutôt de Sacramento, pour New-York. Mes préparatifs de départ furent bientôt terminés. A ce