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impression d’un plus grand nombre de choses ; ils enrichissent leur nature d’un plus grand nombre d’emprunts. Les premiers ressemblent davantage aux poètes ; les seconds sont, je crois, des critiques plus complets. Hazlitt était de ces derniers. Dans la célèbre discussion sur Pope, il n’embrassa rigoureusement aucun des deux partis. Il demandait la correction, l’élégance à Pope, et ne permettait pas qu’on le dépouillât du titre de poète ; mais s’il s’agissait de force et de sublimité, il les cherchait dans Shakspeare et dans Milton, « Quand on veut proscrire, disait-il, tout ce qui n’atteint pas à un modèle de perfection imaginaire, ce n’est pas qu’on ait un goût plus pur ni une intelligence plus haute, c’est qu’on voudrait escamoter les opinions qu’on ne partage pas ou les plaisirs d’esprit auxquels on est étranger. » Il a écrit des lignes charmantes sur ce Fawcett, son ami, dont nous avons parlé, et qui l’initia aux secrets de la vraie critique.


« Aimez-vous Sterne ? — Oui, sans doute, répondait-il ; je mériterais d’être pendu, si je ne l’avais pas aimé. Entendre seulement M. Fawcett répéter quelques vers du Comus de Milton, de sa belle voix, douce et profonde, et les commenter ensuite avec enthousiasme, c’était une fête pour l’oreille et pour l’âme. Il lisait la poésie de Milton avec la même ferveur et la même dévotion que depuis j’en ai vu d’autres lire leur propre poésie. Je l’ai entendu s’écrier : « C’est le plus délicieux des sentimens que d’aimer ce qui est excellent, peu importe de qui. » À cet égard, il pratiquait sa maxime. Il était incapable d’une injustice secrète, et jugeait d’après ce qu’il sentait. Il n’y avait pas une paille, pas une tache dans le clair miroir de son esprit. Il était aussi ouvert aux impressions qu’il était ferme pour les soutenir. Que l’auteur fût ancien ou nouveau, en vers ou en prose, il n’en prenait aucun souci. « Ce qu’il voulait, disait-il, c’est quelque chose qui le fît penser. »


Voilà bien le critique parfait ; mais qui se rendra le témoignage d’avoir toujours été le lucide miroir sans défaut et sans nuage ? qui pourra dire qu’il a conservé avec courage les impressions qu’il a reçues avec candeur ? Le vrai critique ne s’aime pas lui-même ; sa conscience lui parle avec toute l’impérieuse sévérité d’une religion. Il ne fait pas de son talent son excuse. « Quand j’aurais toute la science, quand je parlerais avec la langue des anges, je ne serais rien sans la charité. » Il s’applique ces paroles du texte sacré ; elles signifient qu’il vaut mieux, pour lui, avoir un sentiment libéral et porter des jugemens désintéressés que d’être grand et original avec beaucoup de haine et d’envie, et de nier misérablement tout ce qui n’est pas son œuvre, tout ce qui n’est pas lui. Hazlitt était d’un parti. Il a ravalé Byron, parce que Byron était lord. Il a mal compris Shelley, parce « qu’il se défiait des Grecs et de leurs pré-