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qui suivirent de près, celle des radicaux, qui levèrent vingt ans plus tard le drapeau utilitaire. Telle était la situation du temps d’Hazlitt. On ne peut plus dire qu’il en soit de même aujourd’hui. Les partis existent toujours ; mais la critique a cessé d’être si bien enrégimentée. Elle a encore des drapeaux, et n’arrivera pas de si tôt à l’impartialité philosophique où M. Matthew Arnold voudrait la voir parvenue ; cependant elle ne porte plus de livrée, elle fait la guerre de partisans. Chacun suivant sa conviction ou son humeur, chacun pour son compte, attaque ou soutient, blâme ou loue les hommes et les œuvres. Le fond même de la critique paraît sensiblement changé. On raisonnait à perte de vue sur l’esthétique ; après un débat sur quelques principes mis en avant, on tirait des conclusions sur la bonté de l’ouvrage. On écoutait d’ailleurs les adversaires non pour apprécier leurs argumens, mais pour y répondre. Comme la littérature était un champ clos, la critique était une escrime. Rien ne rassemblait davantage à une conférence de stagiaires, debating Society. Jeffrey, qui excellait dans l’art de ne pas céder, fut nommé le prince des critiques. Se faire admettre à la Revue d’Edinbourg, c’était alors bander l’arc d’Hercule ; durant trente ans, celui qui réussit le mieux dans cette opération d’athlète fut ce petit homme poli, qui avait toujours des réserves à faire de la meilleure grâce du monde, et qui n’était jamais à court d’argumens. Aujourd’hui certes la métaphysique ne fait pas défaut dans les travaux de ce genre, les longs raisonnemens paraissent autant que jamais être du goût des lecteurs anglais ; mais la discussion porte sur le fond, non sur la forme de l’ouvrage. Le livre est-il bon, pourquoi s’attarder à le prouver ? On se contente généralement de le dire, et l’on passe à l’analyse des idées qui le composent. Nous ne saurions nous étonner que le grand critique d’Edimbourg ressemble aujourd’hui aux oracles grecs dont parle Plutarque. Le silence s’est fait bien vite autour de son sanctuaire. La renommée d’Hazlitt a mieux résisté, et la cause n’en est pas seulement dans la vivacité de son talent et dans le radicalisme de ses opinions. Il ne recevait le mot d’ordre que de son propre sentiment, et son esthétique était d’intuition beaucoup plus que de raisonnement. Comme il se pénétrait des sensations et des pensées de chaque esprit qu’il voyait passer devant lui, ses analyses étaient vivantes. Son Esprit du siècle est une galerie de portraits qui n’a rien perdu de sa fraîcheur.

Les critiques d’intuition et de sentiment sont de deux sortes : le goût des uns est tranché, original ; ils aperçoivent les objets à travers un milieu qui leur est particulier ; ils voient vivement, mais seulement avec leurs yeux. Le goût des autres est plus général et plus souple ; ils savent se mettre à plusieurs points de vue ; ils comprennent, ils devinent même votre sensation. Ils reçoivent une vive