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un complet affaiblissement. Une nation qui se livrerait à ce programme, répudiant toute idée de gloire, d’éclat social, de supériorité individuelle, réduisant tout à contenter les volontés matérialistes des foules, c’est-à-dire à procurer la jouissance du plus grand nombre, deviendrait tout à fait ouverte à la conquête, et son existence courrait les plus grands dangers.

Comment prévenir ces tristes éventualités que nous avons voulu montrer comme des possibilités et non comme des craintes déterminées? Par le programme réactionnaire? En comprimant, éteignant, serrant, gouvernant de plus en plus? Non, mille fois non; cette politique a été l’origine de tout le mal; elle serait le moyen de tout perdre. Le programme libéral est en même temps le programme vraiment conservateur. Monarchie constitutionnelle, limitée et contrôlée; décentralisation, diminution du gouvernement, forte organisation de la commune, du canton, du département; large essor donné à l’activité individuelle dans le domaine de l’art, de l’esprit, de la science, de l’industrie, de la colonisation; politique décidément pacifique, renoncement à tout agrandissement territorial en Europe; développement d’une bonne instruction primaire et d’une instruction supérieure capable de donner aux mœurs de la classe instruite la base d’une solide philosophie; formation d’une chambre haute provenant de modes d’élection très variés et réalisant à côté de la simple représentation numérique des citoyens la représentation des intérêts, des fonctions, des spécialités, des aptitudes diverses; dans les questions sociales, neutralité du gouvernement; liberté entière d’association; séparation graduelle de l’église et de l’état, condition de tout sérieux dans les opinions religieuses : voilà ce qu’on rêve quand on cherche, avec la réflexion froide et dégagée des aveuglemens d’un patriotisme intempérant, la voie du possible. A quelques égards, c’est là une politique de pénitence, impliquant l’aveu que pour le moment il s’agit moins de continuer la révolution que de la corriger. Je me figure souvent en effet que l’esprit français traverse une période de jeûne, une sorte de diète politique, durant laquelle l’attitude qui nous convient est celle de l’homme d’esprit qui expie les fautes de sa jeunesse, ou bien du voyageur déçu qui contourne par le plus long chemin la hauteur qu’il avait prétendu escalader à pic. Les révolutions, comme les guerres civiles, fortifient, si l’on en sort; elles tuent, si elles durent. Les brillantes et hardies entreprises nous ont mal réussi; essayons des voies plus humbles. Les initiatives de Paris ont été funestes; essayons ce que peut le terre-à-terre provincial. Craignons ces revendications impérieuses et hautaines, si rarement suivies d’effet. Qu’on me montre un exemple, au moins en France, d’une liberté prise de haute lutte et gardée.