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le panneau. Mlle de Birague y réussit cependant, et dès la troisième scène d’Estrigaud est au nombre de ceux qui convoitent sa dot ; mais comme Mlle de Birague veut acquérir le droit de lui défendre sa porte, elle le provoque à une déclaration par des coquetteries peu dissimulées. D’Estrigaud, qui ne devine rien, se jette aux pieds de Catherine, et celle-ci en profite pour lui dire qu’il y a eu malentendu entre eux, qu’elle ne lui demandait que son amitié, et qu’elle le prie de ne plus remettre les pieds chez elle. Voyez cependant comme d’Estrigaud est un habile homme ! Il croit se tirer d’affaire en rétorquant qu’il y a eu également malentendu de la part de Catherine, qu’il lui a bien offert son amour, mais pas son nom, en un mot qu’il en voulait non à sa dot, mais à son honneur. Par un raisonnement qu’on a peine à s’expliquer, il compte que cette insulte le relèvera dans l’esprit de Mlle de Birague en lui donnant un gage de son désintéressement. Il n’en est rien, comme on peut penser, et Mlle de Birague le chasse de chez elle. Je l’estime heureux, pour ma part, qu’elle ne le fasse point mettre à la porte par ses valets.

Voilà pour les renards de M. Augier. Voyons maintenant quelle est la force de ses lions. A vrai dire, je n’en trouve qu’un dans la pièce ; c’est un voyageur géographe qui a étranglé un nègre de ses propres mains, et qui raconte sans trop se faire prier ses exploits devant les femmes. C’est en effet en présence de Mlle de Birague et dans le salon du comte de Prévenquière, son tuteur, que Pierre Champlion (c’est le nom du voyageur) fait le récit de ses aventures. Il développe avec chaleur un projet qu’il a formé pour conquérir, à la tête de deux cents hommes, le royaume de Wadaï, et pour tirer de captivité son ami Jacques, qui est resté entre les mains des ennemis ; mais il lui faut quatre cent mille francs, et, en ouvrant une souscription, il n’a pu en réunir encore que dix mille. Mlle de Birague se lève alors, et déclare avec entraînement qu’elle met les quatre cent mille francs à la disposition de l’héroïque voyageur. Cet incident est pour M. Augier l’occasion de nous montrer la finesse véritablement diabolique dont sont doués les jésuites. Il n’en faut pas davantage en effet pour ouvrir les yeux à M. de Sainte-Agathe et pour lui faire soupçonner que ce n’est peut-être pas la destinée du pauvre Jacques qui intéresse le plus Mlle de Birague dans l’affaire. On comprend qu’il soit ému. Si Catherine aime en effet Pierre Champlion, ce mariage auquel la société de Jésus porte un si vif intérêt est singulièrement compromis, car rien ne l’empêche d’épouser le jeune voyageur et de partir avec lui à la conquête du royaume de Wadaï. Que va faire en cette circonstance le délégué de la société de Jésus ? Ce doit être un jeu pour lui que d’inventer quelque combinaison machiavélique. Il ne fait rien, il n’invente rien, et, si d’Estrigaud n’était là qui veille pour son propre compte, tout serait perdu. Toujours habile autant que courtois, d’Estrigaud vient une seconde fois se faire mettre à la porte par Mlle de Birague, assez justement offusquée de ce qu’ayant rencontré chez elle Pierre