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manqué leur vie, celui qui avait rêvé l’amour comme celui qui aspirait au pouvoir. « C’est peut-être défaut de ligne droite, dit Frédéric. — Pour toi, dit l’autre, cela se peut. Moi, au contraire, j’ai péché par excès de rectitude, sans tenir compte de mille choses secondaires plus fortes que tout. J’avais trop de logique, et toi de sentiment. » Tandis qu’ils devisent de la sorte, accusant le hasard, les circonstances, l’époque où ils sont nés, ils remontent de souvenir en souvenir jusqu’à leurs années de collège. Te rappelles-tu ? Et chacun complétant le dire de l’autre, ils se remémorent les incidens des classes, les gamineries des promenades, la joie des vacances, les premières pipes fumées, surtout la première visite dans une maison de débauche. C’est par ce tableau que l’auteur a voulu couronner son œuvre. La scène est à la fois burlesque et ignoble. Les deux amis la racontent en détail, et quand ils ont fini : « C’est là ce que nous avons eu de meilleur, dit Frédéric. — Oui, peut-être bien ! c’est là ce que nous avons eu de meilleur ! » dit Deslauriers.

Voilà donc la conclusion de cette étude ! Ce que la vie offre de meilleur ou de moins mauvais, c’est le premier éveil, le premier trouble des sens, fût-ce dans les conditions les plus basses ! L’un et l’autre, l’homme de sentiment et l’homme d’action, au bout de leurs années d’apprentissage, ils ont cueilli ce fruit d’or sur l’arbre de science ! Après avoir lu le roman de M. Flaubert, parcourant à la hâte le nouveau livre de M. Michelet qui traite aussi de l’éducation, je tombai sur une page où l’auteur, beaucoup plus chrétien qu’il ne pense alors même qu’il fait la guerre au christianisme, conclut énergiquement contre les doctrines du romancier. Le meilleur des biens à ses yeux, c’est la vie de l’âme, avec les fortes études qui la soutiennent et la relèvent. Il rappelle ce qu’il doit sous ce rapport à l’antiquité, à ses langues, à ses littératures, à son histoire. « Ce qui me soutint, dit-il, même en mes faibles jours, c’est qu’ayant vécu dans ce monde fort, j’eus peu le narcotisme, les mollesses d’esprit qui détrempent aujourd’hui. Je fus préservé du roman. Le fin acier du grec me rendait difficile, et la gravité du latin, son ampleur, me donnaient la nausée du mesquin et du bas. Même en ce qui pourrait troubler un jeune cœur, aux chants passionnés, certaine noblesse relève tout, et j’y trouvai parfois, dans Catulle et Virgile, l’homœopathie de la passion. La leur est puissante, mais forte, point du tout énervante. Elle aide à tromper la jeunesse, à éluder la tyrannie de l’âge. La brûlante Ariane de Catulle, à certains jours de fête, ferme l’oreille aux bruits, aux séduisans appels des réalités inférieures. On a lu, le soir vient et la fête est passée. Un peu triste peut-être, mais fière, heureuse au fond de se sentir entière au travail de demain, la jeune âme s’endort en quelque chant sacré de l’héroïsme ou de la