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alors, ne regardait à rien, multipliait les courses, les correspondances, les réclames. Il se croyait fort honnête, et, dans son besoin d’expansion, racontait naïvement ses indélicatesses. » Mme Arnoux, si discrète, si attentive par respect d’elle-même à cacher ce qu’elle éprouve, ne peut cependant dissimuler toujours ses préoccupations et ses souffrances. Un soir, Frédéric Moreau, qui est devenu un des hôtes de la maison, surprend un indice de ses chagrins ; une sorte de demi-confidence, presque aussitôt retenue qu’échappée, établit un lien entre l’étudiant et la jeune femme. Mme Arnoux ne voit qu’un ami dans Frédéric Moreau, un ami de son mari qui compatit à ses peines, un ami bien préférable à tous ceux qui fréquentent les salons de l’Art industriel, car on rencontre la plus étrange société dans ces salons, des rapins, des bohèmes, des républicains d’estaminet, et Frédéric mérite vraiment d’être distingué parmi ces figures hétéroclites. Lui, de son côté, il considère de plus en plus Mme Arnoux comme un idéal presque divin. Être admiré par elle sur quelque grande scène de la vie publique, atteindre à la gloire pour lui en faire hommage, tel est son rêve. Nous avons signalé des traits bien ridicules de la physionomie de Frédéric Moreau ; citons du moins ses rêves d’action et de virilité, car c’est peut-être le seul endroit où éclate la passion. « Il se voyait dans une cour d’assises, par un soir d’hiver, à la fin des plaidoiries, quand les jurés sont pâles et que la foule haletante fait craquer les cloisons du prétoire, parlant depuis quatre heures déjà, résumant toutes ses preuves, en découvrant de nouvelles, et sentant à chaque phrase, à chaque mot, à chaque geste, le couperet de la guillotine, suspendu derrière lui, se relever ; puis, à la tribune de la chambre, orateur qui porte sur ses lèvres le salut de tout un peuple, noyant ses adversaires sous ses prosopopées, les écrasant d’une riposte, avec des foudres et des intonations musicales dans la voix, ironique, pathétique, emporté, sublime ; elle serait là, quelque part, au milieu des autres, cachant sous son voile ses pleurs d’enthousiasme ; ils se retrouveraient ensuite, — et les découragemens, les calomnies et les injures ne l’atteindraient pas, si elle disait : « Ah ! cela est beau ! » en lui passant sur le front ses mains légères. Ces images fulguraient comme des phares à l’horizon de sa vie. Son esprit excité devint plus leste et plus fort. » Tout cela n’est pas nouveau ; cela est vrai du moins et rendu en bon langage. On est heureux de s’y arrêter une minute ; un peu d’émotion dans cette sèche histoire si brillamment développée, c’est comme un peu d’ombre et d’eau dans le désert.

Nous savons d’avance que cet enthousiasme viril ne se soutiendra point. Frédéric est condamné aux langueurs les plus ridicules et aux plus vulgaires désordres. M. Arnoux l’a conduit chez une fille