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traduire en anglais les Elégies d’Ovide. On aime à croire qu’elle ne les comprit pas. Ces erreurs font sourire ; toutefois on ne saurait blâmer les maladresses sans tenir compte du zèle. La négligence de son père, qui s’était lassé de jouer à la poupée avec elle, la privait de professeurs réguliers, et elle se voyait réduite à demander des conseils à droite et à gauche. Les amis de la maison, entre autres Steele et l’évêque Burnet, se plaisaient à diriger la jeune fille. L’évêque la louait souvent ; elle lui dédia une traduction du manuel d’Épictète. La traduction est médiocre ; en revanche, la dédicace est pompeuse, gonflée de citations latines, hérissée de passages d’Érasme. Le tout se compose d’un assortiment convenable de phrases sur le rôle de la femme dans la société moderne. Ces théories de l’émancipation de la femme n’ont jamais été qu’un thème oratoire ; elles conviennent aux débutans : avant d’écrire, on fait de la rhétorique ; avant de penser par soi-même, on répète les idées d’autrui. Celles-ci pouvaient, par l’effet du contraste, plaire à une jeune fille froissée de la grossièreté des mœurs environnantes et humiliée du rôle que les femmes jouaient de son temps. Froid dévergondage, cynisme brutal, voilà quels traits dominent dans la société anglaise du XVIIIe siècle. Grands seigneurs et grandes dames, c’est à qui s’entendra le mieux à voler, à piller, à tricher. La cour du roi George est dissolue sans gaîté, bruyante sans abandon. On dirait d’une auberge placée à la sortie d’un temple protestant. Le voisinage de la chaire commande un certain décorum ; mais la brutalité foncière garde ses droits, et on laisse échapper des gaudrioles parsemées d’expressions bibliques. Le maître, Allemand bonasse et d’habitudes pesantes, a soin de choisir ses maîtresses, j’allais dire ses servantes, parmi celles qui se conforment le mieux à ses habitudes. L’une d’elles, sa compatriote, a quarante-cinq ans ; c’est sur le conseil de son mari, gentilhomme dépourvu de préjugés, mais fort endetté, qu’elle s’est arrangée de façon à obtenir le titre de favorite. Quel contraste avec les scènes gracieuses qui, vers la même époque, se déroulent dans les boudoirs de Paris et de Versailles ! Ici, sur les bords de la Tamise, les querelles se vident à coups de poings, et les aventures galantes se dénouent par un marché. Les femmes du monde, même celles qui se conduisent le mieux, subissent l’effet du mauvais exemple, et voici comme lady Mary s’exprime sur le compte de lady S…, respectable personne qui vient d’accoucher et voudrait nourrir. « Le lait d’une bonne vache paissant parmi de frais herbages me paraît infiniment préférable à celui d’une femme qui dévore des mets épicés, s’abreuve de ratafia, passe la moitié de ses nuits à danser ou à jouer, le sang échauffé par l’appât du gain ou la contrariété de la perte. » A la manière dont vivaient les femmes vertueuses, on devine la conduite des autres.