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draperies funèbres, et la petite fille entendit le bruit des cloches qui sonnaient l’enterrement de son aïeule.

Le duc, venu pour la cérémonie, emmena sa fille à Londres. Elle avait huit ans, et s’entendait mieux à sauter un fossé qu’à réciter ses prières. Lord Kingston ne l’en aima que mieux. Il prévit qu’elle lui ferait honneur et se montra fier d’elle. Le trait suivant prouve combien il se plaisait à encourager sa vanité naissante. Le duc, qui appartenait au parti whig, faisait partie du Kit-cat-dub, association fashionable et presque uniquement composée d’hommes marquans. Des ministres comme sir Robert Walpole, des écrivains comme Addison, y causaient tour à tour de politique ou de littérature, vantaient le talent de telle actrice ou discutaient le mérite de tel orateur. L’ordinaire les séances s’ouvraient par un toast en l’honneur d’une beauté à la mode. La liste s’était épuisée, et l’on cherchait vainement un nom nouveau, quand le duc, ce jour-là président, proposa la santé de sa fille. La proposition fit sourire ; mais le duc envoya chercher l’enfant. Des cris d’admiration l’accueillirent. La petite personne, se voyant regardée, alla de l’un à l’autre, souriant à celui-ci, jouant avec le nœud de manchette de celui-là. On s’amusa de son gentil babil, et tous s’accordèrent pour lui décerner la palme. Son portrait placé dans l’une des salles du club, son nom gravé sur l’une des coupes, perpétuèrent le souvenir de ce premier triomphe. Elle en racontait les détails jusque dans son extrême vieillesse, ajoutant qu’il avait été le plus doux comme le plus complet de sa vie. Déjà perçait en elle le besoin passionné d’admiration et d’hommages qui trop souvent devait lui faire confondre le plaisir avec le bonheur. A douze ans, la divinité future se croyait d’autant mieux reine que personne ne venait contrarier ses caprices. Son frère, ses deux jeunes sœurs, s’inclinaient devant ses volontés hautaines d’enfant gâtée. Le père, distrait par ses habitudes mondaines, se montrait satisfait s’il la voyait belle, et sa vieille gouvernante, puritaine et dévote, fermait les yeux, pourvu qu’elle fût libre de lire sa Bible. Lady Mary, quoique turbulente, n’abusa point de cette liberté, et borna ses espiègleries à deux ou trois escapades. Elle avait des rendez-vous nocturnes avec de petites voisines, et causait avec elles au bout du jardin, à cheval sur un mur. Elle disait plus tard que c’était afin d’imiter Pyrame et Thisbé, dont elle venait de lire la légende. Je croirais plutôt que c’est par esprit d’insubordination et pour sortir du commun.

Un reste de barbarie plaçait encore l’instruction dans la connaissance du latin et le savoir dans la pédanterie grave. Lady Mary, si bien faite pour n’étudier que l’art de plaire, voulut devenir savante. Dès l’âge de douze ans, elle prenait plaisir à s’entourer de dictionnaires et de grammaires, et en guise de récréation s’amusait à