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contradiction avec lui. Ce serait retourner d’une manière étrange le critérium des Écossais que de ne reconnaître la vérité d’une doctrine qu’à cette condition, qu’elle contredise la croyance générale des hommes. Il ne manque pas d’esprits raffinés qui seraient assez disposés aujourd’hui à adopter cette manière commode de philosopher. Nous ne faisons pas un tel reproche à M. Mil, car personne n’a plus à cœur que lui, tout en soutenant des opinions subtiles, de se mettre d’accord avec le bon sens ; mais cette sagesse dans l’indépendance n’est pas à la portée de tout le monde, et il est plus facile de le prendre de haut avec le sens commun que de raisonner avec précision et justesse. Nous sommes des premiers à reconnaître qu’un continuel appel à la croyance finit par amortir et énerver la science : tel a été le tort des Écossais aussi bien que des philosophes français qui ont suivi leurs traces ; mais on peut adopter une méthode plus rigoureuse sans renoncer à leurs conclusions.

Quelques personnes demanderont s’il est bien nécessaire aujourd’hui d’argumenter pour prouver l’existence des corps, et si c’est bien de ce côté-là que le scepticisme est à craindre. Nous pourrions répondre avec Royer-Collard qu’on ne fait point au scepticisme sa part, et que lorsqu’il a commencé d’occuper une partie de l’âme humaine, il l’a bien vite envahie tout entière. Si la liberté de la science et de la pensée est un bien, si l’on se doit à soi-même, comme philosophe, de n’obéir qu’à l’évidence, il faut cependant ne pas se faire trop d’illusion sur les dangers d’un esprit critique qui chaque jour déborde de plus en plus, et qui, commençant par les problèmes spéculatifs, finit par gagner peu à peu les principes de la pratique et les sources de la vie morale. Toutefois il n’est pas nécessaire de soulever de telles inquiétudes et de telles craintes au sujet d’un problème tout abstrait. Nous l’avons choisi à cause de cette abstraction même, comme l’un de ceux qu’il est le plus permis et le plus facile de discuter avec désintéressement. Au milieu même des problèmes redoutables qui de toutes parts se réveillent et s’accumulent, problèmes religieux, moraux, sociaux, politiques, il nous a semblé agréable d’attirer et de reposer un instant les esprits sur l’une de ces questions libres et paisibles où l’on peut disputer sans se haïr, et différer d’opinion sans appeler les uns sur les autres le mépris et l’anathème.


PAUL JANET.