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mon effort est d’abord faible ; je l’économise pour ménager mes forces ; je n’en ai pas moins une conscience très nette et très vive de cet effort. Je le calcule, je le mesure, j’en discerne avec précision tous les degrés ; mais à mesure que le combat se prolonge, ce gouvernement de moi-même va en diminuant. Je n’en ai plus le sentiment net ; la passion l’emporte, et alors toute l’intensité de l’effort se déploie, et au dernier terme de la lutte je donne un maximum d’effort avec une conscience de plus en plus obscurcie. Or rien n’empêche de concevoir que l’effort puisse continuer dans un complet évanouissement du sens intime, car, puisqu’il a grandi jusque-là pendant que la conscience allait diminuer, pourquoi, au terme de cette décroissance, l’action de la conscience ne serait-elle pas équivalente à zéro ? Ce n’est pas à dire sans doute que tout effort est d’autant plus grand qu’il est plus inconscient ; mais, l’effort ne se mesurant pas à la conscience, nous pouvons concevoir par abstraction l’un sans l’autre, quoiqu’une telle abstraction ne puisse se réaliser pour nous dans l’expérience. N’est-ce pas là une application légitime d’une méthode familière à M. Stuart Mill, et qu’il appelle la méthode des résidus ? Il n’est donc pas impossible de concevoir par abstraction que, si dans un acte d’effort on supprime tout état de conscience, il peut rester encore quelque chose, qui sera précisément ce que nous appelons la force, et qui se manifeste à nous dans la matière par des actions certaines dont aucune n’implique nécessairement la conscience. C’est dans ce sens qu’un auteur allemand, Schopenhauer, a fait de la volonté la base de l’univers, et, comme il s’exprime, la chose en soi, soutenant à la fois avec les idéalistes que le monde n’est que ma représentation, et avec les réalistes qu’il existe véritablement.

Si d’ailleurs on persistait à soutenir, je ne sais pour quelle raison, que l’on ne peut admettre aucun mode d’existence qui ne serait pas un état de conscience, qui empêche d’admettre dans la matière avec Leibniz un minimum de conscience ? Cette hypothèse n’a absolument rien de contradictoire ni d’impossible, et lorsqu’on y serait réduit, cette nécessité ne pourrait en rien infirmer la série rigoureuse de nos inductions, car ce que nie le sens commun, c’est l’existence d’une conscience expresse dans la matière ; mais une conscience endormie et sourde, quasi-équivalente à l’inconscience absolue, n’est ni affirmée ni niée par le sens commun. On ne serait nullement autorisé, pour échapper à cette conséquence, à se jeter dans une hypothèse bien autrement excessive, à savoir que les corps n’existent qu’au moment où nous les percevons, et qu’ils ne sont que des groupes de possibilités. Je le répète, l’hypothèse de Leibniz sur les perceptions sourdes ne serait qu’un pis-aller, pour le cas seulement